Noé avait donc réfléchi. Et plongé dans la réflexion en question, il avait ensuite collectionné des os pendant un bon moment : de moineau, de souris, d’écureuil, de gaufre, de tamia, d’agneau, de rouge-gorge, de chien, d’opossum, de raton laveur, de corbeau, de pigeon, de daim, de cardinal, de chat, de poisson, de lapin, de porc, de lion, de lémur, de loutre, de rhinocéros, de gazelle, de hyène, d’éléphant, de griffon, de licorne, d’hydre, d’hippogriffe, de phénix (une côte non identifiée, qu’il avait peinte en rouge).
Noé avait collectionné des os jusqu’à ce que Ruby découvre la boîte dans laquelle il les gardait (baptisée, avec la contribution de Virgile, « Os étranges »), et il avait appris (elle l’avait trouvé les deux mains plongées dans la boîte) qu’une fois les os séparés du corps ils perdaient leur propreté.
Tu veux en voir un ?
Certainement pas.
Tu es sûre ?
Absolument.
Les os ne sont pas propres ?
Je t’ai dit que les os, c’est sale.
Et quand ils sont dans notre corps ?
Noé avait retiré ses mains de derrière le dos et les avait ouvertes, laissant voir un crâne et une aile à moitié écrasée. Le matin même, Virgile les avait respectivement qualifiés l’un d’empire et l’autre d’armée en déroute.
Ruby n’avait pas répondu et s’était contentée de rester là, les mains sur les hanches, l’œil interrogateur et fâché posé sur les délicates structures blanches que tenait Noé. Après avoir froncé les sourcils et secoué une ou deux fois la tête, elle avait envoyé Noé jeter les os, la boîte et tout le reste sur le tas à brûler.
Après avoir entendu cette histoire, Noé avait commencé à collectionner des ailes de toutes les guêpes mortes qu'il pouvait trouver, les arrachant tels des joyaux desséchés des constellations d'insectes morts qui recouvrant les rebords des fenêtres du grenier, de la grange et du poulailler. En réunissant ces petits morceaux légèrement incurvés avec de la colle à porcelaine invisible il avait fabriqué deux petites lentilles en forme d'amande qu'il avait montré un jour à ses parents pour qu'ils regardent à travers (quand ça arrive, quand je vois des choses, c'est exactement comme ça, comme si je voyais sans voir), puis il les avait écrasées.
Noé lève les mains vers le feu. Plus tard, quand il fera jour et que le soleil aura commencé à faire fondre les contours bleutés de la neige fraîchement tombée, Noé prendra la scie et quittera la remise pour se rendre dans les champs. Mais pour le moment il fait toujours noir dehors. Et il fait froid. Noé tend les mains vers le feu jusqu’à ce qu’elles soient bien chaudes, puis les retire pour s’en couvrir le visage. À travers les espaces laissés par les doigts qu’il a perdus, Noé voit le poêle et, sur la table basse juste à côté, le bol bleu ébréché rempli d’eau. Noé écarte les mains de son visage, fouille la poche avant de sa salopette, en sort une fleur en papier, l’examine attentivement, puis la jette dans le bol. Rien ne se passe. La fleur verte et orange se gonfle légèrement d’eau puis, sans s’ouvrir, pas même un tout petit peu, commence à sombrer. Noé est surpris. Pas plus tard qu’hier, Max a fait tomber deux fleurs dans le bol, et ils les ont regardées s’ouvrir et s’assombrir, puis s’épanouir en fleurs magnifiques à la surface de l’eau.
Devenue orpheline très tôt, Zorrie cherche sa place dans le monde. Élevée par sa tante, elle apprend qu'il n'existe qu'une vertu : le travail. Ainsi, Zorrie trouve un emploi dans une usine d'horloges à Ottawa, aux côtés des « filles fantômes », ces ouvrières luisantes de radium. Malgré cette parenthèse enchantée, l'appel de sa campagne natale est plus fort que tout. de retour dans l'Indiana, elle rencontre Harold, qui deviendra son mari, et se dédie avec lui au travail de la terre.
Dans ce court roman Laird Hunt parvient à faire tenir toute une existence : une vie simple menée dans une dignité discrète, ballottée au gré des saisons et bouleversée par les convulsions qui ont agité le vingtième siècle.
À la façon de Flaubert dans Un coeur simple, Laird Hunt offre le portrait saisissant d'une femme ordinaire, à un moment pivot de l'histoire américaine. Avec justesse et poésie, Zorrie raconte de manière magistrale la cruauté et la beauté du quotidien dans une Amérique en pleine transformation.
« Zorrie » de Laird Hunt
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Anne-Laure Tissut
Parution : 11 janvier 2024
Suivez toute l'actualité des éditions Globe sur les réseaux sociaux
https://instagram.com/editions_globe
https://twitter.com/EditionsGlobe
https://www.facebook.com/EditionGlobe
+ Lire la suite