D'une certaine façon, bien sûr, l'expression même de "professeur de désespoir" est une contradiction dans les termes, car si l'on est vraiment désespéré on ne professe rien, on écrit rien, on sombre dans le silence et on se laisse glisser vers la mort. Écrire, c'est déjà espérer. c'est apporter un soin à la forme, au style, à la syntaxe, à la manière de dire - estimer donc que quelque chose en vaut la peine. Comme le fait remarquer Romain Gary, "on ne peut pas aimer passionnément dans un don de soi total et proclamer l'insignifiance, l'insuffisance ou l'absence de l'amour et le néant au cœur de l'homme". En d'autres termes, même si, dans ces livres, le fond dit : Il n'y a que boue, la forme dit : Cette boue, je suis capable de la transformer en or, en art, en chose solide, pas transitoire, quasi immortelle.
Pour devenir nihiliste, il ne suffit donc pas d'être désespéré. Il faut que, de privé, votre désespoir devienne public, qu'il s'affiche comme votre passion exclusive, votre raison d'être, votre message au monde. La plupart de ces auteurs, on l'a vu, consacrent énormément de temps et d'effort à polir leur oeuvre : Beckett se sert de l'humour lapidaire, Cioran de l'élégance syntaxique, Kundera d'un tissage dense de fiction et de théorie, Bernhard d'une énergie verbale irrépressible et ainsi de suite. la forme, pourrait-on dire, sert d'antidote au poison du message manifeste. Et, tout en affichant une attitude de mépris à l'égard des foules, l'on offre le fruit de son travail à ses mêmes foules (à qui d'autre l'offrir?). Il est donc question malgré tout d'échange, de transmission et de don ; il ne peut en être autrement. Les néantistes sont doués, et ils donnent. Leur don les empêche de sombrer ; c'est pourquoi ils décrivent l'activité artistique comme la seule chose qui confère un sens à leur existence.
-L'asphyxie: Thomas Bernhard-
La famille Bernhard habite à cette époque le village de Seekirchen. Et dans ce village, l'endroit préféré du petit garçon est le cimetière. (On se rappelle les crânes humains avec lequel Emil Cioran jouait au foot, et le faible de Molloy, personnage de Sam Beckett pour l'odeur des cadavres en décomposition.) Thomas est un Hamlet précoce: "Les morts, dit-il, étaient déjà mes confidents les plus chers, je m'approchais d'eux sans contrainte. Des heures entières j'étais assis sur l'entourage d'une tombe quelconque et je ruminais sur ce qu'est être et son contraire" (p.182-183)
Pour devenir nihiliste, il ne suffit donc pas d'être désespéré. Il faut que, de privé, votre désespoir devienne public, qu'il s'affiche comme votre passion exclusive, votre raison d'être, votre message au monde. La plupart de ces auteurs, on l'a vu, consacrent énormément de temps et d'effort à polir leur oeuvre : Beckett se sert de l'humour lapidaire, Cioran de l'élégance syntaxique, Kundera d'un tissage dense de fiction et de théorie, Bernhard d'une énergie verbale irrépressible, et ainsi de suite. La forme, pourrait-on dire, sert d'antidote au poison du message manifeste. Et, tout en affichant une attitude de mépris à l'égard des foules, l'on offre le fruit de son travail à ces mêmes foules (à qui d'autre l'offrir ?). Il est donc question malgré tout d'échange, de transmission et de don ; il ne peut en être autrement. Les néantistes sont doués et ils donnent. Leur don les empêche de sombrer ; c'est pourquoi ils décrivent l'activité artistique comme la seule chose qui confère un sens à leur existence.
Tout se passe comme si l'oeuvre d'art avait pour fonction de racheter, de rédimer nos péchés politiques. Au lieu d'aller à l'église écouter le curé nous expliquer le sens de nos souffrances, nous achetons des livres ou assistons à des spectacles qui nous assurent qu'elles sont inévitables, que tout est misère, méchanceté et oppression... et nous rions, applaudissons, parce que c'est bien dit - qu'est-ce que c'est bien dit ! Nous partageons ainsi la culpabilité et sommes heureux de la voir dire, proclamée et revendiquée ; en posant le livre ou en sortant du théâtre, nous nous sentons étrangement allégés. Au moins ces oeuvres contiennent-elles des certitudes, alors que les horreurs du monde nous plongent dans un paroxysme d'incertitude. A réalité trop mobile, littérature immobile. A réalité trop humaine, philosophie inhumaine.
Du côté des lecteurs, la fréquentation des grands textes nihilistes est souvent une expérience exaltante. L'expression du désespoir nous invite à réfléchir, bien plus que celle de la béatitude. Nous y trouvons notre compte parce que nos propres souffrances y sont non seulement reconnues mais ennoblies, portées à l'incandescence par la beauté littéraire. (Comme l'écrivait déjà Balzac dans Le Lys dans la vallée [1835], "la douleur est infinie, la joie a des limites".) Dans le "monde désenchanté" de la modernité, le nihilisme, remplaçant tous les utopismes en faillite, est notre moderne Eglise. Portant l'auréole de la douleur puissance x, ses adeptes sont nos Christs en croix, nos saints torturés, nos martyrs stoïques, magnifiques et magnifiés. Nous communions avec eux dans la transposition esthétique du malheur. Nous leur savons gré d'incarner et d'exprimer pour nous, avec grandeur, la difficulté d'être en vie. Leur force d'esprit compense nos faiblesses et nous rassure en nous prouvant, encore et encore, l'insignifiance de tout.
Francia, transsexuelle colombienne, racole au bois de Boulogne dans le quartier dit Latinas. Ce livre fait le tableau de l'une de ses journées de travail, son charisme, sa famille dont elle assure le quotidien même de loin, sa présence auprès de ses collègues qu'elle protège en ces lieux de violence. Portrait d'un être lumineux, qui ce jour-là fera dix-sept clients aux particularités étonnantes, dans ce pays où la loi n'avantage pas ces femmes perdues loin de leur contrée d'origine, ces combattantes de tous les instants.
le nouveau roman de Nancy Huston est en librairie.
Lire les premières pages : https://www.actes-sud.fr/francia
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