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Jean Borie (Éditeur scientifique)
EAN : 9782070376094
256 pages
Gallimard (23/11/1984)
3.92/5   158 notes
Résumé :
Après "A Rebours", Barbey d'Aurevilly disait à Huysmans : " Il ne vous reste plus logiquement que la bouche d'un pistolet ou les pieds de la Croix".
" Il y a une autre solution : la campagne, la solitude lyrique, le retour à la bonne nature généreuse et consolatrice. C'est l'histoire d'"En rade", celle d'un couple de Parisiens, malades de coeur et d'argent, qui vont se réfugier dans un château de la Brie auprès de cousins paysans. Hélas ! le château est en ru... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (17) Voir plus Ajouter une critique
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Deux ans après « A rebours », en 1886, Joris Karl Huysmans – de son vrai nom Charles Marie Georges Huysmans – publie en feuilleton « En rade ». Depuis 1876, l'année de son premier roman, il est l'ami d'Emile Zola qu'il considère comme son maître à penser en littérature ; et qui l'invite fréquemment à Médan, avec d'autres écrivains comme Guy de Maupassant...

Amateurs de Zola, rien que ce petit rappel chronologique impose la lecture de Huysmans ; même si « A rebours » constituait en quelque sorte une rupture avec le courant « naturaliste » cher à Zola… Une rupture assumée avec « En rade »…

Jacques Marles, un riche parisien s'est réfugié au château de Lourps avec sa femme, Louise, ruiné à cause de la « faillite d'un trop ingénieux banquier ». Un retour à la terre, en quelque sorte. Sauf que la campagne quand on est citadin comporte énormément d'inconvénients… Quant aux hôtes du couple, ils s'avéreront de fieffés coquins…

On ne rompt pas aussi facilement avec le naturalisme : j'en veux pour preuve quelques scènes de la vie quotidienne au château que Zola n'aurait pas reniées. Mais l'interêt de « En rade » réside surtout en une ouverture sur le rêve et son analyse, bien avant les théories de Freud : on passe du naturalisme au « surnaturalisme » …
Trois rêves ponctuent le récit, le rêve d'Assuérus au chapitre III, le rêve de la Lune au chapitre V et celui des tours de Saint-Sulpice au chapitre X ; des rêves comme des résurgences de l'inconscient dans la vie réelle. Précurseur, Huysmans ? Peut-être… inconsciemment…

Il n'en reste pas moins que Huysmans est un écrivain majeur du XIXème siècle, contemporain de Zola, et pratiquement oublié de nos jours. Dommage.

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Jacques et Louise Marles sont ruinés. Pour fuir leurs créanciers, ils partent en Brie, dans un château dont Antoine, l'oncle de Louise, a la garde. Arrivés sur place, ils constatent que le château de Lourps est une ruine battue par les vents et hantée par les chats-huants. La promesse du repos et du réconfort s'éloigne rapidement. Aux tracas parisiens se substituent les misères provinciales.
Antoine et Norine, sa femme, sont des paysans filous, âpres au gain, avares et malhonnêtes. Ils ne voient en Louise et Jacques que des Parisiens à rançonner. Ressassant leur pauvreté et égrenant la liste de leurs prétendus malheurs paysans, ils incarnent l'image populaire des provinciaux rustres et malappris. Leur langage à lui seul, entre patois et jurons, se veut l'illustration de leur caractère grossier. Étymologiquement, Jacques est l'un d'eux par son prénom, mais tout son être se révolte et se rebiffe : pour lui, il est impensable de s'assimiler à cette population frustre. Et pourtant, dans sa solitude exacerbée, il croit trouver un plaisir à la compagnie des navrants paysans.
Dès le début du séjour, Jacques est traversé de rêves et d'hallucinations qui le laissent épuisé. « Il tenta de s'analyser, s'avoua qu'il se trouvait dans un état désorbité d'âme, soumis contre toute volonté à des impressions externes, travaillé par des nerfs écorchés en révolte contre sa raison, dont les misérables défaillances s'étaient, quand même, dissipées depuis la venue du jour. » (p.76) Des heures entières, Jacques revit les songes qui ont occupé son esprit : « l'insondable énigme du Rêve le hantait. » (p.78) C'est ainsi qu'il occupe de mornes journées. Jacques s'ennuie maladivement : plus sa mélancolie s'aggrave, plus l'ennui se fait prégnant et cet ennui entraîne une mélancolie toujours plus profonde. Mais, à l'inverse de l'illustre Des Esseintes, héros du précédent héros de Huysmans, Jacques n'a pas de fortune pour tenter de tromper l'ennui. Sa misère lui est une douleur supplémentaire, une barrière à un hypothétique bonheur.
Le château en ruines est propre aux fantasmagories les plus hideuses et aux suppositions les plus baroques. Son immensité délabrée et ses mystères insondés ont quelque chose de gothique qui cède finalement au pathétique le plus profond. Nul secret et nulle merveille en ces murs poussiéreux, le château n'est qu'une bâtisse aussi vide que l'âme de Jacques, une incarnation architecturale du taedium vitae. À l'instar de Jacques qui se laisse glisser dans une mélancolie néfaste, le château de Lourps rend les armes devant le temps et les hommes. Les ténébreux songes de Jacques ne sont finalement que l'écho de ses promenades vaines dans les couloirs du triste manoir. « Les cauchemars de Jacques étaient patibulaires et désolants, laissaient dès le réveil, un funèbre impression qui stimulait la mélancolie des pensées déjà lasses de se ressasser, à l'état de veille, dans le milieu de ce château vide. » (p. 199)
Dans la solitude et l'indigence campagnarde, la maladie de nerfs de Louise s'aggrave. Et le couple se délire inexorablement. L'épouse refuse sa couche à l'époux et l'homme s'exaspère de cette chasteté forcée autant qu'il s'énerve de ne plus désirer sa femme. « Ce séjour à Lourps aura vraiment eu de bien heureuses conséquences ; il nous aura mutuellement initiés à l'abomination de nos âmes et de nos corps. » (p. 211) À cela s'ajoutent les terreurs causées par le manque d'argent et les angoisses des comptes qui laissent la bourse de plus en plus vide. Pour Jacques et son épouse, ce séjour en province n'aura rien résolu. le retour à Paris, espéré et idéalisé, porte à peine la promesse de lendemains meilleurs. « Ce départ ferait-il taire la psalmodie de ses pensées tristes et décanterait-il cette détresse d'âme dont il accusait la défection de sa femme d'être la cause ? Il sentait bien qu'il ne pardonnerait pas aisément à Louise de s'être éloignée de lui au moment où il aurait voulu se serrer contre elle. » (p. 211)
Dans ce roman, Huysmans s'essaie au symbolisme et à la transcription du rêve. Une nouvelle fois, il fait montre d'une remarquable puissance d'évocation dans ses descriptions : entre hypotyposes et ekphrasis, elles ne laissent rien au hasard et le lecteur n'est privé d'aucun détail. Dans Là-bas, Huysmans faisait s'élever les murs sur des ruines, ici il fait tomber les murs et révèlent les ruines à venir.
L'opposition Paris/province est savoureuse, mais ce roman m'a assez rapidement lassée et je l'ai achevé sans plaisir. Si j'ai retrouvé la belle plume de Huysmans, j'ai le sentiment qu'il s'est écouté écrire : bien que l'auteur propose des phrases sublimes, il aurait pu faire l'économie de quelques formulations, voire de quelques pages.
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Ce court roman publié en 1884, se situe dans l'oeuvre de Huysmans entre ces deux romans majeurs que sont À rebours (1882) et Là-bas (1891).

Il n'a ni la flamboyance baroque de A rebours, ni l'exploration teintée d'ironie de l'occultisme et du satanisme de Là-bas.

En rade qui porte bien son nom, tant la vie des héros de ce roman est marquée par l'abandon, le naufrage existentiel, est un récit qui oscille entre naturalisme et symbolisme. Il n'en contient pas moins, je trouve, deux thèmes insolites, celui de l'exploration du rêve et du surnaturel et celui de la maladie psychique.

Jacques, en proie à de graves problèmes financiers et dont le couple bat de l'aile, pense trouver refuge, et prendre un nouveau départ, en s'éloignant de Paris avec son épouse Louise pour se rendre en Normandie dans le vieux Château de Lourps (curieusement le même nom que celui de A rebours) où vivent l'oncle de celle-ci, Antoine et son épouse Norine. L'oncle leur a promis « qu'ils pourraient y vivre en abondance ». En réalité, le château est une ruine sinistre, dont la plupart des pièces sont inhabitables, les jardins qui l'entourent sont à l'abandon, et l'église voisine délabrée. Antoine et Norine, couple de paysans qui vit dans une chaumière près du château sont des personnages antipathiques, grossiers voire grivois, âpres au gain, et malhonnêtes, et dont le couple parisien est contraint de subir les conditions de vie, dont la nourriture pauvre et infecte.
Durant ce séjour, le lecteur suit Jacques dans ses déambulations au sein des salles du château, des caves, de sa rencontre soudaine et terrifiante avec un chat-huant, de ses promenades aux alentours, dans les jardins du château ou de l'église qui lui apportent un peu de paix.
On le voit confronté au mépris et à la malveillance de Norine et d'Antoine, dont il réalise qu'ils le volent, et aussi à la grossièreté de ceux qu'il rencontre dans une auberge voisine.
En définitive, confronté à ces conditions de vie désastreuses et à cette ambiance hostile, le couple va, dès qu'il aura obtenu d'un ami un peu d'argent, s'enfuir avec précipitation vers Paris.

Mais ce séjour, et c'est sans doute le point le plus important, est celui de la révélation de la faillite du couple formé par Jacques et Louise. Une incompréhension et du mépris réciproque s'installent progressivement entre les deux époux. À cela s'ajoute pour Jacques l'énigme de la maladie de Louise, point sur lequel je reviendrai.

Et je crois que les trois rêves extraordinaires de Jacques, auxquels sont consacrés trois chapitres, expriment de façon inconsciente son sentiment du naufrage financier, sentimental, et sexuel de son couple.
Ainsi, particulièrement troublant est ce deuxième rêve décrivant la déambulation du couple sur la Lune, astre féminin par excellence, et de la vision de tous ses paysages figés, de ses mers et montagnes hostiles, rêve qui se termine par le constat que fait Jacques de la sottise de sa femme. Et alors que le premier rêve représente comme la promesse d'une femme jeune et offerte à un roi de l'Antiquité, le dernier révèle la femme sous un aspect physique horrible et devant laquelle Jacques s'exclame «Cette abominable gaupe, c'est la Vérité ».

On sait que plus tard André Breton fera de ce roman de Huysmans un jalon précurseur du surréalisme. Je ne sais qu'en penser, car ici, l'auteur ne fait pas explicitement du rêve le matériel de sa création.
Mais on pourrait aussi évoquer Freud qui publiera à peu près à la même époque (1899), le rêve et son interprétation.

L'autre thème qui fait pour moi l'étrangeté du récit, et qui nous éloigne du naturalisme de cette histoire aux accents souvent pessimistes et sordides, c'est la maladie de Louise. Une maladie dont Jacques nous dit qu'aucun médecin n'arrive à la soigner, et dont les manifestations, les crises de boulimie et d'anorexie, la crise pseudo-épileptique décrite dans le roman font penser à un trouble psychique et plus particulièrement à l'hystérie telle que Charcot la décrivait en fin de 19ème siècle. Devant cette maladie, on trouve un mari désarmé, mais, quant à lui, sans énergie et au psychisme dépressif.

En conclusion, un roman que j'ai eu plus de difficulté à cerner que À rebours et Là-bas, mais dont l'irruption du rêve dans le récit fait l'originalité.
Et puis, il y a comme toujours la beauté du texte, l'écriture toujours aussi riche de Huysmans, l'emploi de ces mots rares qui sont autant de bijoux qui parsèment le récit.
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Jacques Marles et sa femme Louise ont fui Paris et les créanciers pour se réfugier au château délabré de Lourps jouxtant la chaumière de l'oncle Antoine et de la tante Norine, paysans de la région de Brie. Cette cohabitation et promiscuité forcées, du couple lui-même ainsi qu'avec les habitants du lieu, auront des conséquences psychologiques inattendues. « (…) il eût mieux valu ne pas se sauver à la campagne, tenir tête aux assaillants, se débattre à Paris, s'installer d'une façon autre (…) »
En rade, c'est un huis-clos étouffant entre deux êtres qui paraissent tout à coup, transplantés dans un univers inconnu, mal assortis, aux prises avec l'âpreté des moeurs rurales. L'issue temporaire réside dans ces rêves et ces cauchemars qui parcourent les nuits agitées de Jacques et ces envolées éveillées que procure la beauté des paysages.
Peu d'action dans ce roman tout en finesse, ciselé par la magnifique écriture de Joris-Karl Huysmans, mais l'impression d'avoir effectué un voyage temporel mille fois plus intéressant que n'importe quelle intrigue romanesque.
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- Ah ben c'étant !
V'là les Parisiens qui débarquent en province. Pour fuir temporairement des problèmes d'argent, Jacques et Louise vont se réfugier chez des parents de cette dernière, gardiens du château de Lourps. le jeune couple se retrouve à loger dans une chambre défraichie du manoir qui tombe en ruines, abandonné par ses propriétaires, sans soins. Mais hélas, leur "calvaire" ne se limite pas au manque cruel de confort. L'enfer, ici, ce sont aussi les paysans qui, tout oncle et tante qu'ils sont, entendent bien soutirer aux citadins tout ce qu'ils pourront. Aussi, ceux qui devaient être un soutien en ces temps difficiles s'avèrent d'une cupidité, d'une saleté et d'une vulgarité à laquelle Jacques et Louise ne s'attendaient guère. La seule rencontre agréable de ces quelques mois sera un pauvre chat malade, sauvé in extremis des coups de la tante Norine.
Quand enfin, ayant reçu trois cents francs, le ménage décide de rentrer sans plus tarder à Paris, tous deux savent que plus rien ne sera comme avant. En plus de gérer les créanciers et un train de vie plus adapté, ils devront faire avec la fin des illusions au sein du couple. Louise peine à cacher quelques regards de mépris pour ce mari qui n'a pas su mener la barque. Pour Jacques, son épouse, dont les traits campagnards se sont révélés, a perdu de son prestige dans cette chambre humide partagée à deux.

Je suis assurément moins emballée par En rade que je ne l'avais été par A rebours. L'écriture de Huysmans est certes toujours la même, avec une pointe d'humour et un grand art dans les descriptions. Cependant, le milieu paysan et le château délabré, quoique dépeint à merveille, n'ont pas exercé sur moi la fascination qu'avait engendrée la demeure de Des Esseintes. Je suis, moi aussi, restée en rade, restée sur ma faim. Tant pis. Ce roman n'en demeure pas moins très agréable à lire et j'ai beaucoup aimé les récits des rêves de Jacques qui font entrer une part d'imaginaire au milieu des dures réalités de la campagne.

Challenge XIXème siècle 2021
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Citations et extraits (41) Voir plus Ajouter une citation
Le fait est que ce chat, maigre ainsi qu'un cent de clous, portait la tête allongée en forme de gueule de brochet et, pour comble de disgrâce, avait les lèvres noires ; il était de robe gris cendre, ondée de rouille, une robe canaille, aux poils ternes et secs. Sa queue épilée ressemblait à une ficelle munie au bout d'une petite houppe et la peau de son ventre, qui s'était sans doute décollée dans une chute, pendait telle qu'un fanon dont les poils terreux balayaient les routes.
N'étaient ses grands yeux câlins, dans l'eau verte desquels tournoyaient sans cesse des graviers d'or, il eût été, sous son pauvre et flottant pelage, un bas fils de la race des gouttières, un chat inavouable. (p.181,182)
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Louise s’était couchée et caressait le chat étendu sur sa poitrine. Jacques, assis le coude appuyé sur la table, somnolait, l’œil perdu, la tête vague. Il se secoua, approcha les deux hautes bougies qui éclairaient avec le feu la pièce et il se prit à feuilleter quelques revues que son ami Moran lui avait envoyées de Paris, le matin même.
Un article l’intéressa et l’induisit à de longues rêveries. Quelle belle chose, se dit-il, que la science ! voilà que le professeur Selmi, de Bologne, découvre dans la putréfaction des cadavres, un alcaloïde, la ptomaïne, qui se présente à l’état d’huile incolore et répand une lente mais tenace odeur d’aubépine, de musc, de seringat, de fleur d’oranger ou de rose.
Ce sont les seules senteurs qu’on ait pu trouver jusqu’ici dans ces jus d’une économie en pourriture, mais d’autres viendront sans doute ; en attendant, pour satisfaire aux postulations d’un siècle pratique qui enterre, à Ivry, les gens sans le sou à la machine et qui utilise tout, les eaux résiduaires, les fonds de tinettes, les boyaux des charognes et les vieux os, l’on pourrait convertir les cimetières en usines qui apprêteraient sur commande, pour les familles riches, des extraits concentrés d’aïeuls, des essences d’enfants, des bouquets de pères.
Ce serait ce qu’on appelle, dans le commerce, l’article fin ; mais pour les besoins des classes laborieuses qu’il ne saurait être question de négliger, l’on adjoindrait à ces officines de luxe, de puissants laboratoires dans lesquels on préparerait la fabrication des parfums en gros ; il serait, en effet, possible de les distiller avec les restes de la fosse commune que personne ne réclame ; ce serait l’art de la parfumerie établi sur de nouvelles bases, mis à la portée de tous, ce serait l’article camelote, la parfumerie pour bazar laissée à très bon prix, puisque la matière première serait abondante et ne coûterait, pour ainsi dire, que les frais de main-d’œuvre des exhumateurs et des chimistes.
Ah ! je sais bien des femmes du peuple qui seraient heureuses d’acheter pour quelques sous des tasses entières de pommades ou des pavés de savon, à l’essence de prolétaire !
Puis quel incessant entretien du souvenir, quelle éternelle fraîcheur de la mémoire n’obtiendrait-on pas avec ces émanations sublimées de morts ! — A l’heure actuelle, lorsque de deux êtres qui s’aimèrent, l’un vient à mourir, l’autre ne peut que conserver sa photographie et, les jours de Toussaint, visiter sa tombe. Grâce à l’invention des ptomaïnes, il sera désormais permis de garder la femme qu’on adora, chez soi, dans sa poche même, à l’état volatil et spirituel, de transmuer sa bien-aimée en un flacon de sel, de la condenser à l’état de suc, de l’insérer comme une poudre dans un sachet brodé d’une douloureuse épitaphe, de la respirer, les jours de détresse, de la humer, les jours de bonheur, sur un mouchoir.
Sans compter qu’au point de vue des facéties charnelles nous serions peut-être enfin dispensés d’entendre, le moment venu, l’inévitable « appel à la mère » puisque cette dame pourrait être là, et reposer déguisée en une mouche de taffetas ou mêlée à un fard blanc, sur le sein de sa fille, alors que celle-ci se pâme, en réclamant son aide parce qu’elle est bien sûre qu’elle ne peut venir.
Ensuite, le progrès aidant, les ptomaïnes qui sont encore de redoutables toxiques, seront sans doute dans l’avenir absorbées sans aucun péril ; alors, pourquoi ne parfumerait-on pas avec leurs essences certains mets ? pourquoi n’emploierait-on pas cette huile odorante comme on se sert des essences de cannelle et d’amande, de vanille et de girofle, afin de rendre exquise la pâte de certains gâteaux ? de même que pour la parfumerie, une nouvelle voie tout à la fois économique et cordiale, s’ouvrirait pour l’art du pâtissier et du confiseur.
Enfin ces liens augustes de la famille que ces misérables temps d’irrespect desserrent et relâchent, pourraient être certainement affermis et renoués par les ptomaïnes. Il y aurait, grâce à elles, comme un rapprochement frileux d’affection, comme un coude à coude de tendresse toujours vive. Sans cesse, elles susciteraient l’instant propice pour rappeler la vie des défunts et la citer en exemple à leurs enfants dont la gourmandise maintiendra la parfaite lucidité du souvenir.
Ainsi, le Jour des Morts, le soir, dans la petite salle à manger meublée d’un buffet en bois pâle plaqué de baguettes noires, sous la lueur de la lampe rabattue sur la table par un abat-jour, la famille est assise. La mère, une brave femme, le père caissier dans une maison de commerce ou dans une banque, l’enfant tout jeune encore, récemment libéré des coqueluches et des gourmes, maté par la menace d’être privé de dessert, le mioche a enfin consenti à ne pas tapoter sa soupe avec une cuiller, à manger sa viande avec un peu de pain.
Il regarde, immobile, ses parents recueillis et muets. La bonne entre, apporte une crème aux ptomaïnes. Le matin, la mère a respectueusement tiré du secrétaire Empire, en acajou, orné d’une serrure en trèfle, la fiole bouchée à l’émeri qui contient le précieux liquide extrait des viscères décomposés de l’aïeul. Avec un compte-gouttes, elle-même a instillé quelques larmes de ce parfum qui aromatise maintenant la crème.
Les yeux de l’enfant brillent ; mais il doit, en attendant qu’on le serve, écouter les éloges du vieillard qui lui a peut-être légué, avec certains traits de physionomie, ce goût posthume de rose dont il va se repaître.
— Ah ! c’était un homme de sens rassis, un homme franc du collier et sage, que grand-papa Jules ! Il était venu en sabots à Paris et il avait toujours mis de côté, alors même qu’il ne gagnait que cent francs par mois. Ce n’est pas lui qui eût prêté de l’argent sans intérêts et sans caution ! pas si bête ; les affaires avant tout, donnant, donnant ; et puis, quel respect il témoignait aux gens riches ! — Aussi, est-il mort révéré de ses enfants, auxquels il laisse des placements de père de famille, des valeurs sûres !
— Tu te le rappelles, grand-père, mon chéri ?
— Nan, nan, grand-père ! crie le gosse qui se barbouille de crème ancestrale les joues et le nez.
— Et ta grand-mère, tu te la rappelles aussi, mon mignon ?
L’enfant réfléchit. Le jour de l’anniversaire du décès de cette brave dame, l’on prépare un gâteau de riz que l’on parfume avec l’essence corporelle de la défunte qui, par un singulier phénomène, sentait le tabac à priser lorsqu’elle vivait et qui embaume la fleur d’oranger, depuis sa mort.
— Nan, nan, aussi grand-mère ! s’écrie l’enfant.
— Et lequel tu aimais le mieux, dis, de ta grand-maman ou de ton grand-papa ?
Comme tous les mioches qui préfèrent ce qu’ils n’ont pas à ce qu’ils touchent, l’enfant songe au lointain gâteau et avoue qu’il aime mieux son aïeule ; il retend néanmoins son assiette vers le plat du grand-père.
De peur qu’il n’ait une indigestion d’amour filial, la prévoyante mère fait enlever la crème.
Quelle délicieuse et touchante scène de famille ! se dit Jacques, en se frottant les yeux. Et il se demanda, dans l’état de cervelle où il se trouvait, s’il n’avait pas rêvé, en somnolant, le nez sur la revue dont le feuilleton scientifique relatait la découverte des ptomaïnes.
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Il était l'homme qui lit dans un journal, dans un livre, une phrase bizarre, sur la religion, sur la science, sur l'histoire, sur l'art, sur n'importe quoi, qui s'emballe aussitôt et se précipite, tête en avant, dans l'étude, se ruant, un jour, sur l'Antiquité, tendant d'y jeter la sonde, se reprenant au latin, piochant comme un enragé, puis laissant tout, dégoûté soudain, sans cause, de ses travaux et de ses recherches, se lançant, un matin, en pleine littérature contemporaine, s'ingérant la substance de copieux livres, ne pensant plus qu'à cet art, n'en dormant plus, jusqu'à ce qu'il le délaissât, un autre matin, d'une volte brusque et rêvât ennuyé, dans l'attente d'un sujet sur lequel il pourrait fondre. Le préhistorique, la théologie, la kabbale l'avaient tour à tour requis et tenu. Il avait fouillé des bibliothèques, épuisé des cartons, s'était congestionné l'intellect à écumer la surface de ces fatras, et tout cela par désoeuvrement, par attirance momentanée, sans conclusion cherchée, sans but utile.
A ce jeu, ili avait acquis une science énorme et chaotique, plus qu'un à peu près, moins qu'une certitude. Absence d'énergie, curiosité trop aiguë pour qu'elle ne s'écachât pas aussitôt ; manque de suite dans les idées, faiblesse du pal spirituel promptement tordu, ardeur excessive à courir par les voies bifurquées et à se lasser des chemins dès qu'on y entre, dyspepsie de cervelle exigeant des mets variés, se fatiguant vite des nourritures désirées, les digérant presque toutes mais mal, tel était son cas.
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Qu’est cela ? se demanda Jacques effaré. Puis, il se remit, tenta de se raisonner, parvint à se persuader que cette tour était un puits, un puits se dressant en l’air au lieu de s’enfoncer dans le sol, mais enfin un puits ; un seau de bois cerclé de fer posé sur la margelle l’attestait du reste ; alors tout s’expliquait ; cette abominable gaupe, c’était la Vérité.
Comme elle était avachie ! il est vrai que les hommes se la repassent depuis tant de siècles ! au fait, quoi d’étonnant ? La Vérité n’est-elle pas la grande Roulure de l’esprit, la Traînée de l’âme ? Dieu seul en effet sait si, depuis la genèse, celle-là s’est bruyamment galvaudée avec les premiers venus ! artistes et papes, cambrousiers et rois, tous l’avaient possédée et chacun avait acquis l’assurance qu’il la détenait à soi seul et fournissait, au moindre doute, des arguments sans réplique, des preuves irréfutables, décisives.
Surnaturelle pour les uns, terrestre pour les autres, elle semait indifféremment la conviction dans la Mésopotamie des âmes élevées et dans la Sologne spirituelle des idiots ; elle caressait chacun, suivant son tempérament, suivant ses illusions et ses manies, suivant son âge, s’offrait à sa concupiscence de certitude, dans toutes les postures, sur toutes les faces, au choix.
Il n’y a pas à dire, elle a l’air faux comme un jeton, conclut Jacques.
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La chienne de vie! murmura-t-il, en baissant la tête; et désespérément il songea au déplorable état de ses affaires. A Paris, sa fortune perdue par suite de l'irrémissible faillite d'un trop ingénieux banquier; à l'horizon, de menaçantes files de lendemains noirs; chez lui, une meute de créanciers, flairant la chute, aboyant à sa porte avec une telle rage qu'il avait dû s'enfuir; à Lourps, Louise, sa femme, malade, réfugiée chez son oncle régisseur du château possédé par un opulent tailleur du boulevard qui, en attendant qu'il le vendît, le laissait inhabité, sans réparation et sans meubles.
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