Yasushi Inoue livre un magistral récit autobiographique pour évoquer les dernières années de vie de sa mère et la mémoire qui s'en va.
L'auteur, en racontant dans le détail les faits et gestes de sa mère octogénaire se place en observateur attentif des ravages de ce qu'on appelle aujourd'hui la maladie d'Alzheimer, qui a bien évidemment toujours existé.
Son point de vue est passionnant à plus d'un titre : en premier lieu, la narration factuelle est le plus possible dépassionnée, débarrassée de tout pathos, d'excès d'émotion. Cela nous donne un récit analytique, aux airs de reportage « psycho-médical », assez fascinant quant à l'observation des mécanismes du vieillissement cérébral.
Ainsi, Inoue constate un mouvement de retour en enfance, et s'en réjouit presque pour sa mère, qui semble en éprouver une forme de bonheur. Il préfère cela à une véritable sénilité qui signerait l'anéantissement total de l'esprit. Il nous montre bien l'alternance de moments de lucidité qui illustrent l'intelligence foncière de cette femme, avec des moments de perte de mémoire et de vides immenses et absolument consternants voire effrayants : le fait de prendre son frère ou ses enfants pour des étrangers par exemple, voire des étrangers morts…
Inoue nous donne à voir comment l'ensemble des membres de sa famille appréhendent la situation, réagissent et s'adaptent, chacun avec ses armes et son caractère à ce contexte très difficile où l'on voit un être cher pourtant encore par ailleurs en forme physique se détériorer inexorablement sur le plan mental, perdant ainsi une grande part d'autonomie.
Un témoignage éclairant, sans concession, le narrateur nous montrant combien la maladie a pu aggraver des défauts de caractère déjà bien prégnant chez sa mère...à moins même que cette femme orgueilleuse et un peu égoïste ne joue parfois, voire, qui sait, simule et exagère par intérêt et esprit d'indépendance les symptômes dont elle est victime ?
On a tous connu des vieux gâteux ayant des accès de méchanceté !
Un récit bien écrit, qui démontre une fois de plus l'immense talent de cet écrivain majeur de la littérature japonaise du XXème siècle, aussi à l'aise dans cette oeuvre autobiographique et intimiste que dans le drame court et intense (Le célébrissime le fusil de chasse) ou dans la grande fresque historique (Le château de Yodo).
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« Grand-Mère » a 75 ans quand son époux meurt, elle est très vive, toute menue et active. Elle vit seule, chez elle, puis au fur et à mesure qu'elle avance en âge, ses enfants, puis sa petite-fille, viennent s'occuper d'elle. Au bout de quelque temps, on l'emmène d'une maison à l'autre, chez l'un, chez l'autre, en fonction des disponibilités, chacun refilant le paquet sans grande résistance qu'est devenue une vieille dame de 89 ans. Car il faut bien le dire, Grand-Mère n'a plus toute sa tête : elle régresse, revit ses années de bonheur, les décennies joyeuses et dynamiques, l'adolescence puis l'amour de ses six ans. Va-t-elle finir par sucer son pouce, comme cette autre vieille femme dont on parle ?
Ici, on ne parle pas d'Alzheimer, on parle seulement de sénilité. Insomnies, hallucinations, désir de marcher la nuit, le jour, dans la maison, obsessions. Seul le corps résiste.
Il est terrible de voir cette vieille dame trimballée ainsi, revivant ses souvenirs d'autrefois en gommant littéralement ce qui l'unit à ses enfants. Même son époux disparaît de son paysage mental.
Est-ce ainsi que les vieilles dames vivent, au Japon et ailleurs ?
L'auteur raconte, avec un faux détachement, la décrépitude mentale, le sentiment de trop-plein par moments, celui de culpabilité et d'impuissance des aidants. Il s'agit de sa propre mère. On ne peut qu'avoir de l'empathie pour elle, pour eux, pour lui. Si même au Japon les anciens deviennent des fardeaux, que va-t-il en être de nos sociétés égoïstes et ingrates ?
Un sujet lourd, déprimant, qui ne va que s'accentuer dans les années à venir. Un partage touchant également.
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Quoi qu'il en soit, l'idée que ma mère était redevenue la petite fille de cinq ou six ans qu'elle avait été auprès de son grand-père, en toute liberté, me rassura par sa gaieté. Je ne savais pas si elle avait cinq ou huit ans mais, si j'avais vu juste, elle aurait désormais moins de souci, de contrainte et de discrétion. Pour ma part, j'étais plus heureux de voir ma mère retombée en enfance que de la voir souffrir de sénilité. C'était probablement le moment le plus épanoui de sa vie et ses jours n'auraient plus rien de sombre si elle retrouvait la sensibilité de son enfance. Durant la journée, elle était cependant abattue et elle nous abattait. Je voulais que du moins, le soir venu, elle retournât à son enfance, quitte à nous paraître arrogante et égoïste.
Curieusement, ses efforts de mémoire, l'inclinaison de sa tête, son regard baissé vers ses genoux avaient un caractère douloureux et timide qui évoquait une confession. ]e n'avais pas le droit de la contraindre à se rappeler ces temps lointains. L'effort que j'exigeais de sa mémoire malade équivalait à lui demander de dégager une bûche d'une mare gelée sous la neige. Ce devait être un travail pénible et, même si elle arrivait au bout de ses peines, cette bûche dégoulinerait d'eau glacée.
Au bout de quinze jours, je l'accueillis dans mon bureau et m'assis sur la terrasse. Nous venions de finir de prendre un tardif petit déjeuner, il était dix heures passées. Je voulais me détendre un peu avant de travailler en prenant le thé avec elle. Yoshiko apporta du thé léger pour ma mère et du thé plus fort pour moi. Comme je prenais ma tasse, ma mère qui fixait ma table déclara :
"Ce monsieur qui écrivait ici tous les jours, jusqu'à ces derniers temps, est mort, n'est-ce pas ?"
Cet homme qui écrivait, cela ne pouvait être que moi.
"Quand est-il mort ?" lui demandai-je en la dévisageant.
Elle prit un ton soudain hésitant pour répondre : "Il doit y avoir trois jours, oui, ce doit être le troisième jour aujourd'hui."
Je regardai alors mon bureau trois jours après ma mort.
J'avais comparé l'esprit de ma mère à un disque rayé, mais je le pensais maintenant muni d'un petit ventilateur qui écarterait de lui les éléments inutiles de sa vie.
Elle avait oublié qu'elle avait aimé mon père et qu'il l'avait aimée. Elle avait oublié qu'il s'était parfois montré dur avec elle et qu'elle avait eu des moments de froideur à son égard. En ce sens, il y avait eu entre eux deux un rapport de compensation tout à fait équilibré. Tout cela méritait-il vraiment le nom de souffrance ? Dans sa jeunesse, elle n'en souffrait certainement pas. Non, mais, étant donné son âge, ces choses avaient fini, comme une poussière accumulée au fil du temps, par peser sur ses épaules. N'était-ce pas cela que sentait ma mère désormais, la pesanteur de toute cette poussière ?
Extrait du livre audio "Le Fusil de chasse" de Yasushi Inoué lu par André Dussollier. ©Editions Audiolib. Parution en CD et en numérique le 19 mai 2021.
https://www.audiolib.fr/livre-audio/le-fusil-de-chasse-9791035405090