C'est un désastre ! Sur ce champ de bataille, de défaite ne subsistent que des corps, des armes abandonnées et la pluie baigne d'une lueur bleue, aquatique, marécageuse ce paysage, traversé de la chevauchée sauvage des vainqueurs aux coursiers à la robe écarlate ! "J'ai subi la défaite" est la pensée d'une des deux têtes brûlées qui sont venues participer à la bataille pour devenir samouraïs.
Takehiko Inoué transcrit en manga la première partie « la Terre » du roman classique et mythique «
La Pierre et le Sabre » d'
Eiji Yoshikawa, roman consacré à un personnage réel :
Miyamoto Musashi, éminent samouraï.
Etant en train de lire ce roman, j'ai été complètement séduite par le brio avec lequel ces cent cinquante premières pages du roman ont été « mise en images ».
Ce qui frappe, c'est la place du regard : celui de Takezo, et la façon dont le ressentent ceux qu'il croise.
« En voilà un regard !... une vraie bête sauvage » dis son père à Takezo enfant
« Gros lourdaud …ce regard…qu'est-ce qu'il signifie dis-moi ?» s'interroge Oko quand elle tente de séduire Takezo adolescent
« Cet oeil !! Jamais vu ça…Le regard …d'un démon ! » S'exclame le chef des pillards quand il fuit devant Takezo
« Un démon », « le diable en personne » « regardez ces yeux »
Il est une force en mouvement, habité de la rage, rage d'avoir été rejeté, rage de ne pas avoir encore atteint la force et le savoir d'être LE plus fort. Il faudra attendre l'arrivée du bonze, pour mettre des mots sur ce qui meut son bras. Il est le réceptacle d'une énergie bouillonnante et dévastatrice tant qu'elle n'est pas domestiquée, policée ; il est un désastre ambulant comme l'était devenu le champ de bataille des premières pages. Et il lui faudra du temps, pour comprendre que sa manière de vivre ces dix sept premières années c'est aussi une défaite, que certaines rencontres, épreuves, peuvent ouvrir l'avenir sur d'autres projets de vie.
Autour de lui gravitent des personnages d'une humanité saisissante. Son ami d'enfance Matahachi, simplement humain, qui n'est courageux que lorsque pris par la comète de feu de Takezo, sinon geignard, buveur, baiseur, rêveur, qui ne résiste à aucune tentation. Otsu, l'autre amie d'enfance, fiancée par in-advertance à Matahachi, toute en délicatesse et intelligence et fragilité. Osugi, la mère de Matahachi, dévoreuse habitée de haine, qui ne renonce jamais et enfin, Tokuan au visage serein, rieur, attentif et malicieux.
Le graphisme est sombre, fouillé, très détaillé, très précis. Si on oublie la lumière (mais y-a-t-il de la lumière dans la tête de Takezo ?), ce qui éclate c'est la finesse des représentations des visages , des émotions qui les agitent : mine déconfite et penaude du gamin surpris en plein chapardage, sensualité chargée d'érotisme et dénuée de toute culpabilité quand Oko explique comment elle vit, désespoir d'Otsu après avoir lu les deux lettres lui apprenant la trahison de son fiancé : les yeux débordent de larmes et son visage n'est plus que volutes et tourbillons d'une rivière en crue.
Peu de texte, réduit à quelques phrases, du non-dit volubile par l'image et ses détails.
Sans oublier, quelques références aux films de Kurosawa (la cueillette des champignons et les 7 Samouraïs, mais aussi le temple sous la pluie de Rashomon et…).
Au recto des pages de garde des chapitres, les croquis tendres ou railleurs de l'auteur comme « J'ai réussi à dessiner un corbeau très viril » ou «tomorrow » à côté du visage aux yeux émerveillés d'Otsu ou « Parfois, selon les pays, les tétons sont effacés. Parfois, on supprime aussi les fesses ! » : pauses clin d'yeux du conteur qui interrompt son récit pour reprendre contact avec son auditoire. Parce que là est l'autre dimension de ce manga qui nous dessine des choix de vies avec ou sans les autres, la dureté de vivre en dehors des sociétés humaines et pour celui qui s'en est exclu la difficulté d'y revenir. Si Oko vit seule avec sa fille dans une campagne reculée, elle a subi et est à la merci de la violence, violence et autorité maternelle que Matahachi a voulu fuir et s'est en conséquence exposé à d'autres dangers, violence et cicatrices incurables et indélébiles de celles et ceux qui ont été abandonnés.
Et puis, la conclusion en opposé total avec l'ouverture du récit : un noir et blanc éclatant puisque la lumière est promise…pour les autres tomes du récit !
Ce qui me restera de ce manga : la virtuosité de
Takehiko Inoué pour transcrire une expression fugace, un geste à peine esquissé, un enlacement protecteur et révêlateur, la profondeur ou l'absence d'un regard.
Sacré coup de chance : commencer la lecture de «
La Pierre et le Sabre » et quelques jours plus tard recevoir, grâce à la Masse Critique, « Vagabond ». Grand merci aux Editions Tonkam et …aux Ours !!!