Lorsque ma mère racontait ses histoires face à la caméra 16mm de mon grand-père, elle ne disposait pas des talents d'à-propos ou d'originalité de sa soeur ; elle meublait souvent ses saynètes par de longs moments où l'héroïne marche simplement d'un endroit à un autre, laissant le soin à l'opérateur d'en varier les cadres et la scénographie, rendant à ces nombreuses respirations le peu de souffle qu'il était possible d'y inspirer…
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Les longs voyages en automobile de la narratrice Kathy ont fait remonter en moi ce souvenir, entre attendrissement et embarras, au côté d'une lecture qui, de bout en bout — et malgré la promesse glanée ici et là d'une fin éclairant la morosité du reste — m'a plongé dans la plus profonde consternation.
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Je suis toujours très sensible à l'avis de mes pairs, d'autant plus qu'ils soient nombreux et éloquents, et pour certains d'entre eux estimés au rang de prescripteur ; ici, la lecture de leurs avis n'est en aucun cas capable de me rassurer…
Certains livres passés ont pu me voler au-dessus de la tête, et Babelio permettait à l'occasion de se l'expliquer, de relativiser déception, malentendu ou incompréhension ; ce n'est pas du tout le cas ici, ce qui ne facilite en rien cette critique.
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Je n'arrive pas à toucher le début d'un fragment qui me raccrocherait au wagon de ceux qui ont apprécié la clef de voute de ce roman : sa très fine description de cet âge finalement bien médiocre de nos existences : l'adolescence.
Inutile qu'un livre rappelle ô combien l'individu traversant cet âge est capable de porter des oeillères avec tant de naturel et d'élégance. Ce n'est pas vaine attaque ou commode raillerie que d'inclure ce processus dans le développement normal d'une personnalité ; c'est juste que ce roman se refuse à passer à l'étape supposée d'après, celle que l'on attend vainement, se demandant pourquoi l'auteur a cru bon de le composer avec le récit des souvenirs d'une adulte, tant le ton, la langue, et tout le reste ne dépassent jamais le niveau d'intensité d'un « young adult ».
(ni le titre, ni la couverture tirée de son adaptation cinématographique ne venant arranger l'impression d'ensemble…)
Ce genre — comme beaucoup d'autres nous venant de la mouvance particulariste anglo-saxonne, dont notre site adoré aime à en abuser (bien qu'il ait l‘élégance de le traduire en « jeune adulte ») dans ses confortables classifications — vient nous rappeler combien il est urgent de défendre et mettre en avant cette littérature qui justement ne s'en revendique d'aucun ; celle que l'on nomme de manière dorénavant maladroite « littérature blanche », les couleurs étant plus que jamais chargées de sens les dépassant… (et je n'ai jamais vraiment aimé le violet…).
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Sachez que je suis le premier navré du tour que prend cette critique, mais la pensée ne peut désormais faire fi de ces considérations, à l'heure de parler d'un roman qui passe complètement à côté des préoccupations qu'il aurait eu bon de soulever, entre Controverse de Valladolid (*) et Expérience de Milgram (**), dont la véritable héroïne du livre, Ruth, ou bien Kathy, la transparente narratrice, auraient constitué de brillants et obéissants sujets.
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Rien n'a ici l'éclat des inoubliables « Vestiges du jour », et après avoir fiévreusement parcouru tous les avis sur ce livre, j'en retiens parmi d'autres celui de Chrisland, contant ses constantes déceptions depuis la lecture de ce chef-d'oeuvre, m'enjoignant à me méfier dorénavant des écrits de ce récent Nobel, pas le premier, ni le dernier non plus… (non, je ne parle pas de l'actualité récente… ne l'ayant pas encore lue…).
Tout y est gris, terne et indéfini : les personnages, leurs noms comme les lieux, les descriptions et les situations ; que cela fasse partie intégrante de l'intrigue n'apparait jamais justifié.
Ou bien faut-il y voir un froid constat de ce que peut devenir une société privée de repères concrets ? On aurait pu faire beaucoup mieux, tout en restant du côté « sensible », je pense…
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Mais l'empathie semble avoir fonctionné avec le plus grand nombre, et vous comprendrez bien que je ne me l'explique en aucun cas, aggravé par l'effet séquence de mes lectures, intercalée entre deux géants :
Henry James, d'un côté, illustrant vivement ce que l'on appelle finesse ;
Saltykov-Chtchédrine, de l'autre, rappelant la profondeur sans fond d'une littérature que les récompenses internationales n'ont pas suffisamment mise en avant.
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Donc, d'avance, navré de mon ingratitude.
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(*) Controverse de Valladolid : débat politique et religieux espagnol du XVIème siècle questionnant l'humanité (à travers la possession ou non d'une âme) des peuples Amérindiens, justifiant ainsi la moralité du « droit de conquête ».
(élément à peine caressé dans ce roman, laissant bien-sûr un goût d'inachevé…)
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(**) Expérience de Milgram : étude socio-psychologique des années 60, du chercheur américain éponyme, évaluant le degré d'obéissance à l'autorité, au travers d'un dispositif de questions-réponses dominé par un sujet d'étude disposant de supposés moyens coercitifs (décharges électriques) sur un complice de l'expérience falsifiant sa douleur, afin d'évaluer jusqu'où irait l'acceptation d'une morale particulière sur celle d'ensemble, restante à prouver…
(l'infinie profondeur, de par sa variabilité de dispositifs, de cette expérience démontre bien que nos sociétés produisent « naturellement » davantage de Ruth et de Kathy que de timides Tommy... dont ce livre ne fait encore une fois pas grand chose…)