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EAN : 9782757836699
448 pages
Points (10/10/2013)
4.13/5   97 notes
Résumé :
Je suis parti, en historien, sur les traces des grands-parents que je n'ai pas eus. Leur vie s'achève longtemps avant que la mienne ne commence : Matès et Idesa Jablonka sont autant mes proches que de parfaits étrangers. Ils ne sont pas célèbres. Pourchassés comme communistes en Pologne, étrangers illégaux en France, juifs sous le régime de Vichy, ils ont vécu toute leur vie dans la clandestinité. Ils ont été emportés par les tragédies du XXe siècle : le stalinisme,... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (23) Voir plus Ajouter une critique
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Une fois encore, Ivan Jablonka m'a captivée par la recherche pointilleuse, exigeante, tâtillonne, presque, qui le caractérise – sa rigoureuse méthode d'historien ! - …et il m'a cueillie au débotté, touchée en plein coeur par la sincérité de l'aveu d'impuissance, le sentiment d'échec qu'il confesse au terme de cet immense travail.

Il est douloureux de se faire l'historien d'une période en même temps que celui de son histoire familiale.

Non que la lucidité, l'objectivité en souffre plus que si le sujet n'était pas aussi intime : quand on est, comme Ivan Jablonka, un éminent historien, on sait quelle est la bonne distance à maintenir, et on sait bien, aussi, que, si l'objectivité absolue en histoire est impossible, on se doit d'éviter tout récit arrangé, tout pathos, toute irruption de l'émotion qui viendrait fausser les perspectives de la recherche.

Mais tenter de retracer l'histoire des deux jeunes disparus- que même le père d'Ivan Jablonka a à peine connus, lui qui fut orphelin à deux ans,- c'est être amené à trahir au nom de l'universel ce que ces deux existences avaient de particulier, tant la tourmente qui les a emportés a été sans pitié et leur passage presque sans traces.

Les recherches dans les archives, longues, fastidieuses, difficiles- la Pologne d'aujourd'hui semble avoir escamoté les traces de son immense population juive d'avant-guerre, avec la même constance qu'elle a mise à la persécuter , avant l'arrivée des nazis …

La famille Jablonka a subi comme tant d'autres familles juives d'origine polonaise une diaspora sévère : il a fallu retrouver les témoins survivants en Amérique du Sud, en Israël, en France…Les voisins du XXè arrondissement parisien, tous plus en moins clandestins, en fuite, en séjour illicite dans ces temps troublés ont dû être recherchés, retrouvés , de même que les quelques Justes qui les ont aidés, protégés, avertis des rafles et qui ont recueilli et sauvé leurs enfants.

Ce lent et passionnant travail de compilation, de recoupements des sources et des témoignages fait revivre la noble figure de Matès, le bourrelier-gantier, leader marxiste et forte tête, éternel rebelle, actif et follement courageux, et de sa belle Idesa, militante elle aussi, vive, rapide, tendre et pleine de fermeté, dans la tourmente qui déferle sur elle, son jeune mari et ses deux petits enfants.

Avec l'obstination de l'amour doublée de celle du chercheur, Ivan Jablonka les suit pas à pas, dans la trentaine d'années – même pas- qu'ils ont passée sur terre.


Matès et Idesa Jablonka, communistes militants, polonais, échappent aux geôles de Pilsudski; juifs laïques et athées , ils se dérobent à l'antisémitisme ambiant, à l' embrigadement sioniste, refusent l'alyah en Israël ou l'exil en Amérique, et courent se jeter dans la gueule du loup d'une France , ex- patrie des droits de l'homme où, sous Daladier, et avant Pétain, les circulaires contre les étrangers préparent déjà le terrain à ce qui deviendra la collaboration avec l'Allemagne nazie.

Clandestinité, prison, camps d'internement- mais bientôt la guerre : une opportunité de gagner –chèrement-ses galons de Français en s'engageant dans les régiments étrangers ? Point du tout ! Une expérience traumatisante du feu, puis c'est la démobilisation et à nouveau, la misère, la clandestinité, - les luttes politiques, toujours, mais un peu plus prudentes ! Jusqu'à la dernière rafle, celle de février 1943, qui les interne à Drancy avant de les envoyer dans le même convoi, le convoi 49, à Auschwitz.

On suit aussi, bien sûr, le parcours cahotique mais finalement salvateur, des deux enfants, que l'amour de leurs parents avait mis à l'abri , chaque nuit, chez un voisin de palier polonais mais goy.

Toutefois, opiniâtre et terrassé d'horreur, le petit-fils- historien reprend la piste de Matès et Idesa jusque dans l'enfer d'Auschwitz.

Et c'est le pire des récits que j'aie jamais eu à lire sur le sujet. Sans doute parce que, progressivement, ces grands-parents inconnus ont peu à peu pris corps, et que justement quand on croit les avoir un peu mieux cernés, un peu mieux compris, on les perd dans l'enfer de l'Enfer que sont les SonderKommandos.

Les ingénieurs nazis sont en train d' organiser scientifiquement l'élimination massive des convois : nouvelles chambres à gaz pour Birkenau, nouveaux incinérateurs. Il y faut une main d'oeuvre consacrée, elle existe déjà, mais on doit la multiplier : les SonderKommandos. Tandis que les constructeurs s'activent et expérimentent, une centaine d'hommes sélectionnés du convoi 49 sont désignés pour les SonderKommandos. Dont Matès. Et 19 femmes. Dont peut-être Idesa.

Mais dans le feu et l'horreur de la géhenne, les traces définitivement se perdent. Les réponses aussi. Sur les papiers officiels il ne sera marqué que « mort à Drancy, Seine ».

Ce n'est pas seulement le sort atroce de ces grands-parents éternellement jeunes qui noue la gorge du lecteur, ni qui arrache à l'écrivain l'aveu désolé d'impuissance et d'échec dont je parlais plus haut : c'est aussi de ne pas trouver une réponse qui puisse donner un sens, une certitude qui puisse fermer le récit, une parole qui se fasse le digne tombeau de tant de lutte et de courage.

Auschwitz, c'est une arithmétique, une entreprise démentielle du crime de masse.
Les SonderKommandos c'est le fin fond de cette horreur-là, qui fait des victimes les assistants contre leur gré, les aides asservis du génocide.

Aucun récit, aucune recherche, aucun amour filial ne peut accompagner ces morts-là jusqu'au bout.

« Leur mort n'appartient qu'aux disparus. » conclut sobrement Jablonka.
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Je viens de m'apercevoir que c'est aujourd'hui le 77 ème anniversaire de la libération du camp d'extermination des juifs d'Auschwitz-Birkenau, alors que je viens de terminer, bouleversé, ce formidable livre.
Je découvre sur France TVinfo l'interview d'une adolescente de terminale retenue pour se déplacer aujourd'hui à Auschwitz (au sein d'une délégation menée par notre premier ministre), et avec d'autres élèves de sa classe qui effectuent depuis la classe de seconde un travail sur le thème du sort des juifs durant la seconde guerre mondiale. Elle dit: « je crois que cette visite sera un choc pour moi, mais ce n'est rien à côté des atrocités subies par toutes celles et tous ceux qui ont été dans ce camp. »
Oui, c'est aussi ce que l'on ressent à la fin de la lecture de ce livre.

Ivan Jablonka, universitaire brillant, sorti de Normale Sup, rédacteur en chef de la République des idées, a écrit ce livre pour rendre hommage et sortir de l'anonymat ses grand-parents, Mates et Idesa Jablonka, exterminés à Auschwitz-Birkenau. Et par là, je trouve qu'il donne vie à ces six millions de juifs dont la vie fut détruite au nom d'une idéologie mortifère.

C'est un livre exceptionnel.
L'auteur écrit: « Je suis parti, en historien, sur les traces des grands-parents que je n'ai pas eus. »
Et c'est ce qui fait l'originalité et la force de ce livre.
Avec la méthode de l'historien de l'histoire contemporaine, faite, de ce que j'ai compris, de deux approches, la première de la recherche au sein des documents: archives, livres, lettres, etc…, la seconde de l'interrogation des témoins, directs si possible, ou à défaut indirects, Ivan Jablonka nous retrace minutieusement le parcours de vie, avec ses zones d'incertitude, de ses grands-parents depuis leur naissance en Pologne jusqu'à leur mort à Auschwitz.
Et il le fait avec tout d'autant d'humanité émouvante et d'empathie, que de précision et d'honnêteté.

Que de choses m'a appris ou rappelées ce livre!
Mais par dessus tout, j'en ai retenu la solidarité, qui est le corollaire de l'humanité, de la reconnaissance de l'autre comme moi-même.
Que ce soit dans le shterl, cette petite bourgade juive, de Parcew, où naît Matès Jablonka, que ce soit l'accueil et l'entraide reçues de tous ces gens modestes, juifs ou non-juifs, lors de son arrivée en France puis de son installation avec Idesa, qu'il s'agisse du courage et de la fraternité de toutes celles et ceux qui les ont aidés pour se cacher, car ils étant immigrants et « sans papier », qu'il s'agisse enfin de celles et ceux qui ont sauvé les deux enfants de Matès et Idesa, Suzanne et Marcel (le père de l'auteur), de tous ces gens qui l'ont fait par simple humanité, sans se croire héroïques,
tels Constant et Annette, ces voisins et amis qui vont trouver un couple de vieux agriculteurs bretons, les Courtoux, qui accepteront de cacher les enfants durant toute la guerre, puis ces même Constant et Annette qui les élèveront après la guerre comme s'il s'agissait de leurs propres enfants.
Oui, tous ces gens simples, qui, sans être des résistants, furent simplement humains, et dont l'action contribua à ce que les 3/4 des juifs de France échappèrent au massacre. Et qui, au passage, et à la différence de Pétain, ont, eux, sauvé des juifs.
Et tout cela vaut bien mieux que toutes celles et tous ceux, qui, au delà de l'horreur absolue du régime nazi, n'ont pas voulu reconnaître dans le juif, dans l'immigré, un être humain.
Évidemment, dans notre France actuelle, enfin celle de Zemmour et celle du RN, cela me parle.

En conclusion, je suis admiratif et ému du travail fait par Mr Jablonka. Ce livre d'historien est aussi un livre d'une grande humanité et, on le sent, marqué par beaucoup de tendresse.
Voilà aussi, je trouve, un livre que les enseignants de lycée devraient absolument proposer à leurs élèves.
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La position revendiquée de petit-fils donne de la chair et du sang au récit rigoureux et documenté de l'historien que YJ ne cesse jamais d'être dans cet ouvrage.
Comme il l'exprime à plusieurs reprises l'histoire de ses grands-parents est aussi l'histoire de notre pays (et du monde) des années 30 et 40, et il n'est plus pertinent de distinguer la seconde de la première en l'affublant d'un h majuscule.

Beaucoup d'hypothèses et d'angles de vue sont originaux et pertinents, qui permettent de porter un regard différent sur les situations individuelles et collectives et aident à mieux les comprendre et se les représenter.

Un angle d'observation intéressant est celui qui consiste à établir un parallèle entre la condition de Matès et Idesa Jablonka à leur arrivée en France, en 1937 pour le 1er et 1938 pour la 2nde, et celle des demandeurs d'asile et sans papiers d'aujourd'hui.
Dans un contexte évidemment très différent iIs sont confrontés aux mêmes difficultés : démarches administratives interminables, humiliations répétées de la part d'une administration rarement bienveillante, exigences kafkaïennes de fonctionnaires généralement peu soucieux du sort des personnes qui s'adressent à eux, précarités matérielles et psychologiques.
(Il faut vraiment être énarque pour vouloir et savoir distinguer le « vrai » demandeur d'asile « honnête » et persécuté dans son pays, du prétendu profiteur qui décide de quitter son pays pour bénéficier des « largesses » de notre système social. Mais c'est une autre histoire....)
Matès et Idesa Jablonka sont arrivés à Paris au pire moment pour eux car en 1937 l'unité du Front Populaire a volé en éclat et l'antisémitisme gangrénait déjà la 3ème République. (YJ remarque assez judicieusement qu'en ce qui concernait l'antisémitisme le régime de Vichy ne serait pas en rupture avec les lois Daladier et Chautemps).

Un autre point de vue m'est apparu comme riche de perspectives nouvelles, rendu possible précisément par la position assumée de petit-fils, c'est la prise en considération des contradictions dans lesquelles les migrants tels que Matès et Idesa Jablonka se trouvaient alors.
Tous deux étaient des communistes purs et durs. (Tous les plus de 50 ans ont connu de ces communistes intransigeants mais qui étaient aussi les meilleures personnes du monde et n'auraient jamais fait de mal à personne. Décidément rien n'est simple).
Anti bourgeois, anti sionistes, internationalistes, ils souhaitaient voir la Pologne intégrer la sphère soviétique. A ce titre ils étaient pourchassés dans leur pays.
Ils étaient juifs. Et c'était l'autre cause de leurs malheurs, en Pologne d'abord, puis en France.

Arrivée en France Idesa a accouché d'une fille et s'est dès lors consacrée à sa famille
Matès, lui, a-t-il poursuivi son activité militante ? Ou trop occupé par les questions matérielles s'est-il contenté de se tenir informé ? Ou s'est-il complètement retiré de tout engagement politique ? Ces questions font partie des nombreuses qui restent sans réponse.
Mais on sait qu'en 1939 il s'est engagé dans la Légion Étrangère.
S'agissait-il d'un choix intéressé, d'une ruse pour obtenir des papiers et légaliser la situation de sa famille ? Peut-être, mais pas seulement.
Il s'agissait vraisemblablement pour lui de continuer à lutter contre le nazisme et l'antisémitisme. N'étant pas français il ne pouvait le faire dans l'armée française. Il ne pouvait pas davantage rejoindre l'armée polonaise, qui recrutait bien en France, mais pas ces juifs qu'elle avait déchus de leur nationalité polonaise.
Il s'est donc rabattu sur la Légion Étrangère, nationaliste et antisémite.
Il a été incorporé au régiment des étrangers, le plus mal équipé, le plus mal entraîné, le plus mal considéré par les autorités militaires, parce qu'on n'attendait rien de ce ramassis de juifs ou d'espagnols.

Lui le pacifiste, il choisit de se battre, premier déchirement ?
Contre l'Allemagne, alliée de l'Union Soviétique, son Utopie d'autrefois. Deuxième déchirement ?
Ce choix de participer à la guerre était contraire aux positions des communistes qui considéraient à cette époque que cette guerre était celle des impérialistes et de la haute finance, et qu'il valait mieux mener la lutte des classes à l'intérieur du pays que servir de chair à canon à ses frontières. Troisième déchirement ?
L'écheveau des contradictions dans lesquelles les gens de gauche de cette période étaient empêtrés est exposé ici avec beaucoup de précision, beaucoup de finesse et beaucoup de respect. C'est tellement rare que cela mérite d'être salué.

Matès et Idesa Jablonka ont été arrêtés le 25 février 1943.
On sait que leurs deux enfants, présents au moment de l'arrestation, ont été sauvés par l'aplomb d'un voisin et grâce au dévouement de leurs parents qui acceptèrent de les abandonner pour les sauver ; que Matès et Idesa Jablonka ne se sont pas laissé arrêter sans réagir ; que leur arrestation n'entrait pas dans le cadre d'une rafle générale mais consistait en une opération de police ciblée ; et que toutes les personnes considérées comme juives se trouvant dans l'immeuble au moment de cette opération n'ont pas été arrêtées.
La police venait-elle arrêter Matès et Idesa qu'elle recherchait depuis longtemps et dont elle avait finalement repéré la planque ? Venait-elle arrêter quelqu'un d'autre de précis et a-t-elle reconnu et arrêté, aussi, Matès et Idesa qui se cachaient dans le même immeuble et qu'elle recherchait depuis longtemps ? Venait-elle arrêter tous les juifs de l'immeuble mais en a-t-elle été empêchée par la réaction violente de Matès et la tentative de fuite de Idesa ?
Plus personne n'est là pour le dire et aucun document n'a été encore trouvé qui permettrait d'apporter une réponse définitive à ces questions.
Si ces doutes et le faisceau d'hypothèse auxquelles ils donnent lieu sont parfaitement assumés et acceptés par l'historien YJ, on comprend qu'ils constituent une souffrance pour YJ, le petit-fils de Matès et Idesa.

L'inévitable question à propos de ce que l'on savait alors de l'extermination des juifs est posée. La réponse toute en nuances d'YJ est parfaitement documentée. Elle est empreinte de la grande intelligence, de l'immense sensibilité et du souci permanent de vouloir comprendre sans juger dont l'auteur ne se départit jamais dans ce livre.

Matès et Idesa Jablonka disparaissent à Auschwitz, sans qu'on sache précisément quand et dans quelles conditions.
Idesa a-t-elle péri dans une chambre à gaz peu après son arrivée au camp ?
Matès a-t-il été affecté à un Sonderkommando, puis exécuté comme c'était la règle ? A-t-il participé à la révolte des Sonderkommando ? En a-t-il été un des organisateurs ?
Toutes les hypothèses sont documentées avec soin.
Les activités et conditions de vie des Sonderkommando, ces équipes chargées d'évacuer les cadavres des chambres à gaz et de les amener aux fours crématoires, sont décrites avec beaucoup de précisions, sans détour ni euphémismes.
Dans ce dernier chapitre l'historien exprime toute la douleur du petit-fils et le petit-fils proclame la vérité de l'historien.

Mais qu'on ne s'y trompe pas il n'y a jamais ici, ni à aucun moment dans ce livre, de pathos, ni de dédoublement de la personnalité. Nous ne sommes pas chez Docteur Jekill et Mr Hyde.
Le petit-fils et l'historien sont animés des mêmes sentiments, entraînés par la même énergie et avec ce livre poursuivent le même objectif : raconter l'histoire sans fin de Matès et Idesa Jablonka, sans occulter la peine, elle aussi infinie, de leur petit-fils, l'historien Yvan Jablonka.
A la fin du récit le lecteur se retrouve plus riche et de cette histoire et de cette douleur.
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Dans un entretien vidéo, Jablonka parle de son travail d'historien. Il part donc ici de l'histoire de sa famille, ses grands-parents paternels ont " disparu". Tous savent qu'ils sont morts, comme tant d'autres, à Auschwitz, mais leur vie elle-même, qu'en reste-t-il? Même pas une tombe.

"Je suis parti, en historien, sur la trace des grands-parents que je n'ai pas eus. Leur vie s'achève longtemps avant que la mienne ne commence: Matès et Idesa Jablonka sont autant mes proches que de parfaits étrangers. Ils ne sont pas célèbres. Ils ont été emportés par les tragédies du XXème siècle: le stalinisme, la Seconde Guerre mondiale, la destruction du judaïsme européen."

Matès est né au shetl de Parczew de parents juifs religieux dans une fratrie de 5 enfants, qui, tous, rejettent le joug d'une religion qui les étouffe et embrassent la cause communiste, dans l'idée de construire un monde meilleur.
Lui et son épouse Idesa, emprisonnés, persécutés, fuient la Pologne et arrivent en 1936 à Paris, sans argent, sans amis, sans papiers. L'accueil est basée sur la tracasserie administrative, le rejet et les menaces d'expulsion.
C'est sûr qu'il ne faisait pas bon être juif, communiste et pauvre dans la Pologne des années 30. Quand Jablonka retourne à Parczew, pour enquêter, il rencontre le fils d'un homme qui a été fait " Juste parmi les nations" pour avoir aidé des Juifs. Pas un vrai juif, bien sûr, il n'y en a plus. En fait, les derniers Juifs survivants ont quitté la ville après le pogrom de 1946...

Matès et Idésa, comme bien d'autres ( une partie de la fratrie était partie en Argentine) , ont tenté leur chance en France, patrie des Droits de l'Homme. Clandestins, sans papiers , misérables, vivant de petits boulots, ils ont survécu tant bien que mal et eu deux enfants, dont le père d'Ivan.

Matès a été arrêté une première fois en mai 39, Ivan retrouve le registre d'écrou:

"Nous tournons les pages fébrilement. Emotion: il est là.

Je crois que je suis devenu historien pour faire un jour cette découverte. La distinction entre nos histoires de famille et ce qu'on voudrait appeler L Histoire, avec sa pompeuse majuscule, n'a aucun sens. C'est rigoureusement la même chose. Il n'y a pas, d'un côté, les grands de ce monde, avec leurs sceptres ou leurs interventions télévisées, et, de l'autre, le ressac de la vie quotidienne, les colères et les espoirs sans lendemains, les larmes anonymes, les inconnus dont le nom rouille au bas d'un monument aux morts ou dans quelque cimetière de campagne. Il n'y a qu'une seule liberté, une seule finitude, une seule tragédie qui fait du passé notre plus grande richesse et la vasque de poison dans laquelle notre coeur baigne. Faire de l'histoire, c'est prêter l'oreille à la palpitation du silence, c'est tenter de substituer à l'angoisse, intense au point de se suffire à elle-même, le respect triste et doux qu'inspire l'humaine condition. Voilà mon travail; et, en caressant cette archive du tribunal, en suivant des yeux les traces laissées par la plume du greffier, je ressens un soulagement indicible."

Et son travail, Jablonka le fait, comme un bon historien, de façon méthodique. Tout est examiné, étudié, tout peut servir à reconstituer un parcours.

Il n'est resté en prison qu'un mois, la première fois, Matès. Puis on avait besoin d'hommes , il s'est engagé. Enfin, ces bataillons n'étaient pas la bienvenue au coeur de l'armée française. Etrangers, juifs.. pour aller se faire tuer, passe encore, mais il ne fallait pas prétendre à autre chose:


"Pourtant, leur courage ne leur vaut pas d'être traités en hommes. Comme le dit le lieutenant Garandeau, du 12ème Etranger, " les Juifs polonais de nature peu courageuse, ont fait leur devoir."Valeureux youpins!"

Démobilisé, c'est la suite de la galère pour lui et sa famille. Car maintenant, c'est leur judaïté qui va les contraindre à se cacher encore et encore, espérant échapper à l'étau qui se resserre. Ils sont arrêtés le 25 juin 43, et là commence une partie de l'histoire que Jablonka n'arrivera pas à élucider. Les enfants, heureusement, ont été confiés à des amis, et une dernière lettre , déchirante, leur sera écrite.

Après, l'itinéraire connu. Drancy et terminus Auschwitz. Là aussi, que sont-ils devenus, l'historien se heurtera au mystère. du moins, partiellement. Il apprendra certaines choses, c'est une grande part du livre, cette enquête.


Comme le dit Jablonka dans l'entretien, l'histoire de ses grands-parents est d'une banalité tragique. Et leur itinéraire fait écho à tous les autres. Tous n'ont pas eu un petit fils historien , soucieux de réparer le monde" , qui a oeuvré à retrouver toutes les traces de leurs courtes existences.

En exergue:

"L'âme des pères, qui, tant de siècles, souffrirent et moururent en silence, revint dans les fils-et parla."( Jules Michelet: Histoire de la Révolution française)
"L'écriture est le souvenir de leur mort et l'affirmation de ma vie."( Georges Perec: W ou le souvenir d'enfance)



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Suzanne et Marcel Jablonka, des juifs polonais arrivés à Paris dans la tourmente des années 1940, sont arrêtés par la police pour être déportés vers les camps de concentration où ils disparaitront. Deux victimes anonymes du nazisme aux côtés de millions d'autres.
Leur petit-fils, Ivan, professeur d'histoire et rédacteur en chef de la Revue des idées, part à la recherche de ses grands-parents inconnus. Cette aventure l'amènera en Pologne, terre natale de la famille Joblonka, mais aussi en Israël, en Argentine et en Russie, pays d'accueil de ses oncles et tantes, pour mieux revenir à Paris dans le quartier de Belleville-Ménilmontant, dernière résidence de ses grands-parents disparus à deux pas de sa propre habitation. Ironie et échos de l'histoire individuelle et collective, entre hier et aujourd'hui.
Tout au long de son périple, Ivan Jablonka applique ses méthodes d'historien : recherches et croisement des sources d'archives, recueil et confrontation de témoignages. Peu à peu, cette quête qui avait commencé sur un immense vide prend forme. Les visages, les caractères, les faits et gestes, les motivations de ses grands-parents sont retrouvés. Longtemps figures énigmatives, Suzanne et Marcel deviennent alors des êtres de chairs et d'émotions. Au-delà de la démarche familiale, intime et scientifique, ce documentaire nous rappelle aussi l'histoire collective de ces étrangers, juifs polonais communistes, ballotés puis emportés par le vent du stalinisme et du nazisme. Par cela, l'ouvrage est important, par son écho sur l'actualité, il est indispensable à lire.
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critiques presse (4)
LaPresse
05 décembre 2016
Un livre bouleversant et hors-norme.
Lire la critique sur le site : LaPresse
Bibliobs
16 avril 2012
Ce travail ne répond pas pour Ivan Jablonka à la simple injonction d'une histoire positiviste, mais à une exigence poétique et métaphysique qui n'est pas sans rappeler la posture du narrateur dans l’œuvre de Proust.
Lire la critique sur le site : Bibliobs
Telerama
08 février 2012
L'enquête de Virginie Linhart auprès des survivants, qui se sont heurtés à la surdité et au silence d'une France trop pressée de tourner la page, montre le conflit entre volonté de dire et incapacité à transmettre l'indicible.
Lire la critique sur le site : Telerama
Liberation
10 janvier 2012
Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus est une enquête qui se lit comme un texte littéraire, constamment vivant, humain, jusque dans la description finale des camps, à laquelle l’auteur s’astreint comme on saute dans les flammes.
Lire la critique sur le site : Liberation
Citations et extraits (22) Voir plus Ajouter une citation
Deux cartes postales. Sur le côté gauche, à l'encre bleu clair, un tampon rond de la Préfecture de police dans lequel s'inscrivent, en arc de cercle, les mentions : « Camp d'internement de Drancy » et « Bureau de la censure ». Sur le côté droit, un timbre couleur bordeaux de 1,20 franc à l'effigie du maréchal Pétain. Oblitéré. Le cachet de la poste en fait foi : « Drancy, 2-3-43 ». Une heure avant la déportation, les employés juifs des camps font le tour des chambres et distribuent une carte à chaque partant. On l'écrit à la hâte, appuyé sur le dos d'un voisin ou sur un mur : il faut faire vite, les voisins attendent le crayon, les employés vont bientôt revenir. Il est 5 heures du matin, en ce 2 mars 1943 : « Mes très chers enfants, nous vous écrivons cette carte à titre d'adieu... » Matès et Idesa ne peuvent écrire un si bon français. L'écriture du camarade bilingue qui recueille leurs dernières volontés occupe tout l'espace de la carte, jusqu'à en toucher le bord. Il fait quelques fautes d'orthographe, que je corrige dans la retranscription, comme on lisse le visage des défunts lors de la toilette mortuaire.
Les dernières lettres de Drancy sont souvent haletantes d'inquiétude et d'urgence, sans queue ni tête, et le désespoir se mêle à l'assurance que « le moral est bon », qu'« on se reverra bientôt ». Baisers, ultimes recommandations se mêlent aux soucis du quotidien qu'il faut régler au moment de partir : s'acquitter d'une dette, récupérer des clés, envoyer ou recevoir des vêtements, de la nourriture, de l'argent. Ces phrases déboussolées, ces propos décousus reflètent l'angoisse des gens qu'on arrache à la vie ; mais elles sont encore dans la vie. Pas celles de Matès et Idesa. Ces lettres d'innocents condamnés, je ne les lis jamais. Elles sont un bloc d'humanité nue et, quand on a la force d'y poser le regard, le temps s'arrête, on tombe dans une tristesse dans âge, sans fond, on se sent atteint d'un mal incurable. Matès et Idesa prennent congé de la vie. Ils ne savent pas avec notre savoir d'aujourd'hui, mais ils savent. Au seuil de l'autre monde – pas nécessairement la mort, mais un lieu où l'on n'a plus d'espoir, plus d'avenir, plus de joie, où l'on n'existe plus comme être humain –, leurs voix s'élèvent pour parler aux enfants une dernière fois, les embrasser, les consoler, leur demander pardon, leur insuffler assez d'amour pour toute la vie. Malgré les privations et l'épuisement, malgré le départ « sans effets ni provisions », rien n'occupe leur esprit que les enfants, et c'est pour organiser l'après. Cette abnégation d'êtres déjà abolis m'inspire une terreur sacrée (pp. 293-4).
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Vivre dans le passé, tout particulièrement dans ce passé, rend fou. Mais la vraie cause de mes insomnies, c'est l'échec. Au cours de cette recherche qui m’a fait explorer une vingtaine de dépôt d'archives, qui m'a fait rencontrer toutes sortes de témoin, qui m’ a mené en Pologne, en Israël, en Argentine, aux États-Unis, qui m'a fait travailler sur des textes en yiddish, hébreu, polonais, espagnol, anglais, allemand, j'ai donné le meilleur de moi-même, petit-fils et historien, attiré par la flamme nue de la vérité à laquelle nos cœurs tentent vainement de se cautériser. J'ai cherché à être non pas objectif -cela ne veut pas dire grand-chose, car nous sommes rivés au présent, enfermés en nous-mêmes -, mais radicalement honnête, et cette transparence vis-à-vis de soi implique à la fois la mise à distance la plus rigoureuse et l'investissement le plus total. La double nécessité de dire « je » et de fuir le ton emphatique et larmoyant que les circonstances pourraient justifier, le devoir de faire part de mes certitudes comme de mes doutes, de mes intuitions comme de mes renoncements, rendent mon travail intransigeant, un peu comme je me figure mon grand-père. Il est vain d'opposer scientificité et engagements, faits extérieurs et passion de celui qui les consigne, histoire et art de conter, car l'émotion ne provient pas du pathos ou de l'accumulation de superlatifs : elle jaillit de notre tension vers la vérité. Elle est la pierre de touche d’une littérature qui satisfait aux exigences de la méthode.
Pourtant je n'éprouve aucune satisfaction. Je ne sais rien de leur mort et pas grand-chose de leur vie. (....) Après avoir brassé, réuni, comparé, recousu, je ne sais rien. La seule consolation c'est que je ne pouvais faire mieux.
Je suis historien comme, à sept ou huit ans, je regardais avec terreur un livre d'astronomie annonçant, dans un milliard d'années, la destruction de la vie sur Terre par un Soleil devenu géant. Mais alors, il ne restera rien de nous, de notre maison, de notre rue, de nos livres et même de nos tombes?
.. Je suis historien pour réparer le monde.
Réparation du monde, tikkun olam en hébreu. Suis-je moi-même un de ces « Juifs non juifs », aussi radicaux que leurs pères parce que tout leur être se consume dans la recherche de la vérité ? Ce livre exprime ma fidélité au judaïsme, moi qui ne parle pas yiddish et qui me contrefiche de fêter Pessah. C'est le seul judaïsme dans lequel je me reconnaisse, avec celui de la mémoire et de l’ étude. Ni mes grands-parents, ni mon père, ni moi ne sommes « nés juifs », et la plaque commémorative scellée à l'entrée de l'école primaire de ma fille ne devrait pas cautionner cette interprétation : « Assassiné parce que les juifs. » Ceux qu'on pousse dans la chambre à gaz, c'est moi et ma famille, bien sûr, mais c'est aussi vous, avec vos enfants, vous, avec votre mère, votre frère, vos petits-enfants. Pourquoi vous ? Je ne sais pas, mais c’est vous. Et vous souffrez pour rien, et vous mourrez avant l'heure, sans laisser d'autres traces d'un dossier médical ou militaire, des lettres insignifiantes et une poignée de photos dans un album ou sur un compte Facebook. Mon histoire ne parle pas des juifs et encore moins « des juifs qui ont tellement souffert ». Dans la famille, on ne va pas la synagogue. Quel rapport Matès et Idesa ont-ils avec les notables juifs de Parczew sous qui voudraient les voir en prison, avec les bourgeois israélites de Paris effrayés par ces hordes de miséreux -sinon, justement, qu’on les enferme dans les mêmes wagons pour les mettre à mort ? Mais n'envisager que leur fin, c'est prendre le point de vue des bourreaux.
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Je ne sais pas s’ils auraient été fiers de moi comme je suis fier d’eux. Nul renoncement n’entame leur vie semée d’échecs. Leur rage d’émancipation les porte au-delà d’eux-mêmes. Ma révolte à moi, bien faible révolte en vérité, se dresse contre l’oubli et le silence, contre l’ordre des choses, l’indifférence, la banalité. Ma recherche touche à son terme, leur vie aussi. Mais cette fin est aussi une délivrance, car ils sont ainsi rendus à leur jaillissement natif, à leur débordement: des êtres irréductiblement, démesurément faits pour la vie. Au moment de la séparation, je voudrais leur dire que je les aime, que je pense à eux souvent, que j’admire leur vie telle qu’il l’ont vécue, leur liberté telle qu’il l’ont brandie, que j’éprouve de la gratitude à leur égard parce que ma vie en France, dans un pays en paix, libre et riche, c’est à eux que je la dois-même s’ils ne voyaient peut-être pas les choses ainsi.
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Les mots sont mensongers. A peine prononcés, ils trahissent le foisonnement des êtres, bafouent leur liberté. Quand je dis "Juifs", je referme sur mes grands-parents la chape identitaire que, toute leur vie, ils ont voulu faire sauter pour embrasser l'universel. Quand je dis "ma grand-mère" , tout le monde pense à une mamie aux bajoues duveteuses qui me prend sur ses genoux pour me lire un conte; mais Idesa est morte à l'âge de vingt-huit ans, et je suis déjà plus vieux qu'elle.
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Je crois que je suis devenu historien pour faire un jour cette découverte. La distinction entre nos histoires de famille et ce qu'on voudrait appeler l'Histoire, avec sa pompeuse majuscule, n'a aucun sens. C'est rigoureusement la même chose. Il n'y a pas, d'un côté, les grands de ce monde, avec leurs sceptres ou leurs interventions télévisées, et, de l'autre, le ressac de la vie quotidienne, les colères et les espoirs sans lendemains, les larmes anonymes, les inconnus dont le nom rouille au bas d'un monument aux morts ou dans quelque cimetière de campagne. Il n'y a qu'une seule liberté, une seule finitude, une seule tragédie qui fait du passé notre plus grande richesse et la vasque de poison dans laquelle notre coeur baigne. Faire de l'histoire, c'est prêter l'oreille à la palpitation du silence, c'est tenter de substituer à l'angoisse, intense au point de se suffire à elle-même, le respect triste et doux qu'inspire l'humaine condition. Voilà mon travail; et, en caressant cette archive du tribunal, en suivant des yeux les traces laissées par la plume du greffier, je ressens un soulagement indicible.
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Vidéo de Ivan Jablonka
Ivan Jablonka est historien et écrivain. Ou plutôt les deux en même temps. Car, et c'est la thèse qu'il défend dans son dernier ouvrage, il n'y a pas la fiction d'un côté, et la recherche savante de l'autre. Il existe un troisième continent : celui de la littérature du réel. Pour en parler, il est l'invité de Géraldine Mosna-Savoye et Nicolas Herbeaux.
Visuel de la vignette : Joel Saget / AFP
#histoire #litterature #écrivain _________
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