La chronique de Gérard Collard et l'interview de
Gilles Jacob m'ont donné envie de découvrir le destin incroyable de Sessue Hayakawa. Je me demandais qui était cet homme au regard sombre, et comment avait-il pu devenir en quelques années la première star asiatique du cinéma hollywoodien. Je remercie chaleureusement les éditions Grasset pour cette lecture passionnante.
Comment imaginer que ce petit garçon taciturne, écrasé sous la rudesse de son père préfet, deviendrait un acteur mondialement connu au même titre que
Charlie Chaplin ? Son enfance en tout cas ne le présageait nullement : prédestiné à l'Académie de la marine, le jeune Kintarô, suite à un pari stupide, a un accident de plongée. Il devient sourd d'une oreille à 15 ans. Son handicap l'empêche de rejoindre l'Académie tant convoitée et son avenir prometteur tombe à l'eau (si je puis le dire...). Déshonoré, Kintarô est rejeté par sa famille. Son désespoir est tel qu'il décide de se faire hara-kiri. Fort heureusement, il se rate. Quelque temps après, il prend la décision de partir pour les Etats-Unis pour étudier le droit et l'économie. Mais sa passion pour le jeu d'acteur prend le dessus rapidement. La vie est dure, mais Kintarô s'accroche et joue beaucoup de pièces de théâtre avec Tsuru Aoki, une actrice japonaise qui a déjà joué dans quelques films muets. Elle tombe amoureuse de lui et ils finiront par se marier rapidement.
Thomas Ince, un producteur renommé aux Etats-Unis, les remarque et les engage pour tourner plusieurs films, ensemble ou séparément. Cependant, Kintarô - qui prend le nom de Sessue - n'est pas satisfait des rôles qu'on lui attribue : "un chef indien rebelle, un guerrier chinois Tong, un Arabe conducteur d'âne, un clown jaune..." (page 54).
Le film qui va le révéler est tourné en 1915 sous le nom de Forfaiture, réalisé par Cecil B. DeMille. Il y joue un dandy pervers, au regard cruel, qui n'hésite pas à marquer le bras d'une femme au fer rouge. Cette scène fera scandale :
"A l'écran, on ne verra de cette scène, qui va créer aussitôt le scandale, que la fumée de la chair grillée (le film est muet mais on la sent physiquement), fumée qui rend encore plus démoniaque la face impassible de l'homme cruel." (pages 59-60).
Sessue a compris qu'il devait faire l'inverse de ce qui lui est demandé de faire au cinéma muet : il devait cesser de gesticuler. Cecil B. lui a recommandé de recourir à la tradition théâtrale de son pays natal : le masque dans le théâtre du nô. Ce regard menaçant, si particulier, le rendra célèbre.
"Pas un muscle de son visage, rendu blême par le maquillage, ne tressaille, pas un plissement du front, juste une ébauche de sourire, distillée par des lèvres bien dessinées. Ces yeux-là, ces yeux noirs qui disent tout avec rien, à quoi pensent-ils ? Bien malin qui le sait." (page 60).
Le film est un vrai succès. Même si son nom ne figure pas sur l'affiche, Sessue y est pour beaucoup. Il devient un Japanese lover, adulé par toutes les jeunes femmes, déclencheur d'hystéries féminines. Oui, un peu comme
Robert Pattinson ^^. Il incarne l'Orient, et provoque les passions d'une Amérique intriguée par cette lointaine contrée. Sessue a tout : l'argent, le succès, les femmes, les manies de star, et Tsuru, toujours loyale et complice avec lui. Il tourne 11 films en 2 ans.
Cependant, cette situation idyllique, cette revanche sur sa vie d'immigré et de recalé, ne vont pas durer. Victime de racisme anti-asiatique, un producteur tente de l'assassiner lors d'un tournage. Entre Sessue, Tsuru et l'Amérique, c'est la rupture. Au Japon, Sessue n'est pas le bienvenu : il est considéré comme un Américain. Ses rôles de méchants japonais qu'il a tant joués ne plaisent pas aux Japonais. Il décide tout de même des rester dans son pays natal, essayant tant bien que mal de s'intégrer à la société.
Le destin de Sessue est tout simplement incroyable : lui et Tsuru survivent au séisme de Kantô en 1923. Il est donné pour mort à Monte-Carlo en 1926 pendant qu'il vit reclus en Ecosse. Une dispute violente éclate entre lui et Tsuru, et sa vie va à nouveau basculer. Il entre dans la Résistance à Paris et fabrique de faux-papiers. Il est arrêté puis libéré par les Allemands. Après la guerre, il continue de tourner des films, de monter des pièces, d'écrire. Sessue joue le cruel colonel
Saïto dans le Pont de la rivière Kwaï, à 68 ans. le succès est de nouveau au rendez-vous. Mais las du tumulte d'Hollywood, il se retire dans un monastère bouddhiste à 72 ans...
Une vie incroyable, une destinée palpitante ! Il vit évidemment d'autres choses surprenantes, que je ne peux pas révéler ici sans vous gâcher la surprise.
D'autre part, il y a des passages fictifs comme les extraits du journal intime de Tsuru. Cependant, les éléments principaux de la vie de Sessue sont bels et bien exacts.
Cette destinée oubliée et hors du commun nous est racontée comme un roman. La lecture est très agréable et même addictive. L'auteur,
Gilles Jacob, est un grand monsieur du cinéma, qui a fait partie du Festival de Cannes pendant 38 ans. Autant dire que ce roman est une mine d'informations sur le cinéma américain de l'époque. En effet, on apprend énormément sur cette star oubliée, mais aussi sur les producteurs et les acteurs célèbres des années 20 et 30. Le style de
Gilles Jacob est très beau, sans fioriture, très agréable à lire.
Pour conclure, Monsieur
Gilles Jacob a eu là une excellente idée en écrivant ce roman. Il nous permet de découvrir ce grand acteur au destin exceptionnel. Il ressuscite ainsi sa légende. J'ai été touchée par Kintarô - Sessue Hayakawa, dont la vie pourrait être un film à part entière. Un roman passionnant.
Ma note : 18/20
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