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Critique de GerydePierpont


Le Kangchenjunga, vous connaissez ? C'est le troisième sommet du monde, hissant ses immenses flancs glacés près de Darjeeling, au coeur des cimes de l'Himalaya. Un des nombreux univers que nous fait découvrir Hélène, l'étudiante en philosophie du roman d'Eric Jacquet-Lagrèze. Embarquement pour une aventure sur trois continents, tout à la fois intérieure et ethnologique, philosophique et sentimentale.

Comme les circonstances du récit ont été abondamment décrites dans une critique précédente, j'insisterai surtout sur la qualité de plusieurs passages du texte. Ceux qui confrontent les deux personnages-clés de ce livre – fort attachants – avec la haute montagne, les intellectuels de New York, la vie grouillante de l'Inde ou la traversée du Golfe de Gascogne à la voile, par exemple. J'ai plongé avec délectation dans leurs pas, fasciné par les mondes qu'ils côtoient et séduit par prose de l'auteur, tout à la fois photographique et poétique.

La gestion quotidienne d'un commerce de bijoux orientaux au centre de Paris « comme si nous y étions », le négoce d'articles artisanaux à New Delhi, la conquête d'un sommet « encore vierge » au Pakistan ou le sourire intemporel des statues archaïques de l'Acropole d'Athènes rendent à eux seuls ce livre passionnant. Beaucoup de questions philosophiques aussi, en particulier la réflexion engagée (à contre courant des clichés véhiculés par plusieurs ONGs) sur le travail des enfants dans les pays d'Asie.

La précision de la description, les métaphores très parlantes et les nombreux détails inattendus, si concrets, du récit font penser qu'il s'agit d'expériences vécues. Sans doute en grande partie par l'auteur lui-même, qui en profite pour glisser ses interrogations, ses états d'âme ou ses méditations lyriques entre les lignes.

Un bémol, cependant, en ce qui me concerne : le livre n'est pas vraiment construit comme un roman. J'ai été déçu de ne pas voir s'installer dès les premiers chapitres une intrigue « consistante », un enjeu concret ou le hameçon d'une histoire... le scénario, dont la structure est malaisée à cerner, m'a donné l'impression d'une juxtaposition de récits de nature différente (réflexions philosophiques, événements concrets, confessions, souvenirs d'enfance, dialogues, impressions de voyage, journal intime…). Les textes s'égrènent sans s'articuler les uns aux autres, sans se renforcer mutuellement. Les portes ouvertes sont rarement refermées ; les grands projets se concluent en trois lignes et les motivations de chacun se dispersent au gré des pages au lieu de converger. Est-ce pour mieux ressembler à nos vies au quotidien, dont on peine parfois à distinguer le sens, dans l'enfilade des événements qui s'y succèdent ?

Le fil (amoureux) qui relie tous les épisodes des « Cèdres du Kangchenjunga » est en réalité assez fragile, hésitant entre deux héros principaux, qui se cherchent jusqu'à la fin sans parvenir à tisser entre eux la trame d'une vraie aventure. le rythme du texte m'a paru inégal, avec des passages très lents et des accélérations soudaines, telles un roulé de dés qui nous projetterait d'un coup six cases de « jeu de l'oie » plus loin. Dans le même ordre d'idées, l'alternance entre les passions platoniques confiées au papier, diluées souvent dans des cartes postales touristiques, et les épisodes de rencontres physiques, aussi impulsifs que fugaces, m'apparaît mal balancée.

Autant les deux personnages principaux sont fouillés dans leur approche de l'existence (bien que seules soient explorés quelques facettes de leur personnalité), autant les autres intervenants du récit sont-ils délaissés. Soit parce qu'ils ont l'air « au balcon », quasi transparents, malgré leur lien de proximité avec les héros du livre, comme privés du droit d'influencer le cours de l'histoire. Soit parce qu'ils occupent une place clé dans un des chapitres puis qu'ils s'évaporent littéralement dans la suite. Même le personnage clé de l'épilogue n'apparaît qu'une page avant la fin du texte.

Reste enfin une petite gène, plus personnelle, qui a altéré mon plaisir de lecture et qui me laisse toujours mal à l'aise la dernière page tournée... L'histoire d'amour qui se noue entre un grand-père (au profil en tout point séduisant) et une étudiante « en recherche », de quarante ans sa cadette, est un sujet intéressant à mettre en mots, en raison précisément de son caractère « impossible ». À condition toutefois de la décortiquer sous toutes ses facettes, de l'assumer dans toutes ses conséquences. La relation peu claire entre Hélène et Philippe (ou plutôt entre Philippe et Hélène), qui ne s'avoue pas comme telle avant la moitié du livre, reste essentiellement sublimée. Sous ses allures charmantes, (faussement) innocentes, cet amour ne sonne pas juste. L'émoi affectif n'excuse pas tout, même idéalisé. En particulier chez deux êtres dont Eric Jacquet-Lagrèze nous décrit si finement la soif d'éthique.

Nous savons que l'amour frappe sans prévenir, que Cupidon se joue des différences d'âge, que la passion rend aveugle, nous transporte et nous égare… Mais nous avons appris aussi qu'il faut gérer en parallèle tout ce qu'une telle pulsion bouscule dans nos vies et celle de nos proches. L'amour construit, mais il détruit aussi, souvent. Surtout lorsqu'on est déjà engagé avec quelqu'un d'autre (dont on voudrait conserver l'amour). Surtout quand les sentiments se mélangent, sur trois générations. Ces « dégâts collatéraux » ne sont pas abordés dans l'histoire, ni même esquissés. Les confusions subsistent, malgré l'épilogue qui se voudrait un « happy end ».

Que ces derniers propos ne découragent surtout pas d'autres lecteurs de se laisser transporter par ce bel écrit. S'il n'est pas charpenté comme un roman habituel, « Les Cèdres du Kangchenjunga » nous offre un vrai condensé de vie, un merveilleux « tête à coeur » avec un auteur hors norme. Eric Jacquet-Lagrèze se livre avec passion, générosité et tendresse, lui qui à justement atteint l'âge où l'existence se met en perspective, avec ses questionnements et ses attentes secrètes. On l'y découvre fort et vulnérable à la fois, riche d'aventures à raconter et de conseils à distiller aux hommes et femmes d'un monde en mutation. Je me réjouis de découvrir ses autres créations.
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