Henry James commence à être bien connu des amateurs de littérature. Si l'on songe que les premières traductions de ses oeuvres datent de trois quarts de siècle et qu'on ne les trouve pas plus en librairie que celles, plus Récentes, qu'entreprirent les éditions Stock vers 1930, on se dit tout de même qu'il lui aura fallu du temps avant de conquérir la petite audience dont il jouit aujourd'hui. On le redécouvre en France comme on vient de le redécouvrir aux Etats-Unis, et il y a encore une certaine part d'héroïsme pour un éditeur parisien à publier ces énormes volumes que sont
Les Ambassadeurs,
Les Ailes de la Colombe et, aujourd'hui,
La Coupe d'Or . Tous trois sont assurément des chefs-d'oeuvre mais qui, s'ils donnent au lecteur un plaisir rare, réclament également de lui beaucoup de patience, de finesse et d'intelligence. En un temps où nos yeux et nos oreilles sont requis par la radio, la télévision et le cinéma, on ne peut pas espérer trouver beaucoup de lecteurs de James parmi les gens innombrables qui se satisfont par exemple d'un film aussi dégradant que Les Diaboliques. Et James ne peut même pas bénéficier d'un quelconque élan de snobisme. Il appartient au passé ; ses histoires font revivre un monde d'aristocrates, de milliardaires, de riches héritières, d'amateurs d'art, de voyageurs internationaux et de purs oisifs. Il nous semble bizarre aujourd'hui d'aller chercher les échantillons d'une humanité supérieure parmi ces gens-là, et des âmes cornéliennes et des martyrs du devoir et des chevaliers de la moralité. Les préoccupations mêmes de James sont inactuelles : aux conflits d'âmes ont succédé chez les romanciers qui l'ont suivi les conflits de la chair ou de l'argent, autrement sanglants et autrement sordides.
Et pourtant.... Si ce n'est pas
le sens du passé qui nous retient chez James, si ce n'est pas son humanité disparue avec ses problèmes en forme de jeux de salon, qu'est-ce qui nous attache à ce point à lui, et nous émeut et nous le rend admirable ? Lisons ensemble
La Coupe d'Or.
Une jeune Américaine, belle, riche, et vivant avec son père à Londres, fait la connaissance d'un Prince romain, d'illustre famille et qui, s'il est dénué d'argent, est pourvu à ses yeux de tous les prestiges d'une vieille civilisation. (Une fois de plus, comme dans beaucoup d'ouvrages de James, s'affrontent et se confrontent Europe et Amérique). Les deux jeunes gens vont se marier. Mais le Prince a connu auparavant une autre jeune Américaine, Charlotte, pauvre celle-ci ; ils ont été amant et maîtresse et se sont séparés, le mariage leur paraissant impossible dans leur situation. de plus, Charlotte et Maggie, la future princesse, sont amies. Quoi de plus naturel si Charlotte revient précipitamment d'Amérique pour assister au mariage de Maggie ?
Cependant nous devinons que Charlotte aime toujours l'Italien, et que celui-ci lui rend son amour. Elle accepte qu'il se marie avec sa riche amie. Elle lui demande seulement de lui consacrer sa dernière journée de « garçon » ; ils courront ensemble les antiquaires londoniens afin de trouver un cadeau qu'elle puisse offrir à Maggie. Ils tombent sur une coupe de cristal doré dont elle ferait volontiers l'emplette si le Prince ne soupçonnait dans l'objet la présence d'une invisible fêlure. Il est superstitieux et détourne Charlotte de son projet. Ils reviennent de leur promenade-prétexte les mains vides et sans que nous sachions la température exacte des sentiments qu'ils nourrissent l'un pour l'autre. En tout cas, Maggie ignore qu'ils se connaissent et qu'ils se sont vus. Sur cette donnée s'échafaude tout le drame.
Le Prince et sa femme coulent des jours heureux : voyages, réceptions, vie de société, vacances perpétuelles. Ils ont un enfant, et le Prince, qui est tout intelligence et subtilité, a également fait la conquête du richissime papa, collectionneur d'objets d'art. Il a bien l'impression de s'être vendu, et à très bon prix, à sa nouvelle famille; Maggie et son père ne sont pas sans avoir l'impression de l'avoir acheté, mais le marché profite à tous trois.
Cependant, un souci se fait jour en Maggie. Son père adoré est-il aussi heureux qu'il le prétend maintenant que, par le mariage, sa fille lui a plus ou moins échappé ? Bien qu'elle passe son temps plus souvent auprès de lui qu'auprès de son mari et de son fils, elle voudrait lui offrir une compensation, et quelle meilleure compensation que, pour lui aussi, le mariage, avec une personne qui s'agrégerait naturellement au trio, qui vivrait dans la même atmosphère heureuse de serre chaude, dans le même égoïsme d'une vie vouée aux plaisirs délicats, à l'art, à la beauté ? Elle pense à Charlotte, son admirable amie, si raffinée, et, à cause de sa pauvreté, si « méritante ». le père, veuf encore jeune, donne son accord, et voici le nouveau couple formé. le Prince, qui va avoir pour belle-mère son ancienne maîtresse, n'a pas bronché. de son côté, Charlotte n'a pas manifesté de scrupules. Seraient-ils l'un et l'autre des cyniques ?
Tout au contraire. Ce sont de belles âmes qui vont rivaliser dans l'amour et le sacrifice pour le conjoint, travailler d'arrache-pied à maintenir intact et même à rendre parfait ce climat feutré de bonheur collectif où la satisfaction de l'un ne saurait aller sans la satisfaction des autres et où la plus petite inquiétude, le plus léger soupçon de refroidissement manifesté par l'un ferait s'écrouler la fragile construction. Car nous la sentons fragile cette construction, portée qu'elle est par des êtres qui passent leur temps à s'observer mutuellement et à s'interroger eux-mêmes sans répit. Les plus torturés sont, on s'en doute, le Prince et Charlotte, jetés dans la plus fausse des situations. Ils ont toutefois une âme suffisamment trempée, une conscience suffisamment droite pour sublimer et exalter leur passion amoureuse. Ils ne peuvent être dignes l'un de l'autre qu'en se trouvant ensemble dans cette région du sublime qui les accorde et les sépare à jamais. Nous nous croyons dans une pièce de
Corneille.
Puis, c'est la catastrophe. Au comble de l'exaltation, éperdus d'admiration mutuelle, le Prince et Charlotte tombent dans les bras l'un de l'autre. Ils croient avoir enfin vaincu leur amour coupable alors qu'ils lui donnent sa première satisfaction. Au lieu d'escalader un sommet ils viennent de tomber dans l'abîme qui les guettait. Nous les savons trop lucides pour croire toutefois qu'ils se déguisent longtemps leur nouvelle situation. Redeviennent-ils amant et maîtresse ? Ce n'est pas certain et cela importe peu. Ils ont devant les yeux la fêlure que symbolisait la fameuse coupe laissée chez l'antiquaire. Il va falloir beaucoup de dorure pour la cacher aux yeux exercés de Maggie et de son père. Les deux amants sont enfermés dans une cage d'où ils ne peuvent fuir et où il ne faut pourtant pas qu'on les voie réunir. Ils redoublent d'attention affectueuse, de dévouement à l'égard de leur conjoint respectif. Mais où vont-ils les entraîner ?
Maggie a perçu quelque chose d'anormal puis découvre brusquement la vérité : le Prince et Charlotte se connaissaient. Elle les a elle-même réunis stupidement en faisant épouser Charlotte à son père. Si les deux amants se revoient intimement, comment cacher à ce père chéri, car elle ne pense pas un instant à elle-même, l'horreur d'une pareille situation ? le monde de James n'est pas un monde où l'on pose des questions et où l'on reçoit des réponses, où les situations s'éclaircissent au moyen d'explications. Rien n'y est sûr ; tout y est deviné ou soupçonné et dans les conversations qui sont des joutes serrées, subtiles et psychologiquement sanglantes, à peu près rien ne transparaît sous les paroles des vrais désirs et des torturantes inquiétudes. de temps à autre un comparse fait le point, lui-même impliqué dans le drame et le faisant par là avancer grandement. Puis l'on retombe dans l'ambiguïté des événements, des sentiments, des passions, de tout ce qui chemine dans l'ombre et se reflète en spectacles infinis dans les consciences. Il n'est pas de vérité certaine, il n'est même pas d'événement sûr, mais mille facettes de l'une ou de l'autre, dont chacun porte le reflet par éclipses successives ou par intuitions fulgurantes. Pourtant, le drame dans son ensemble, va son train d'enfer.
Dans ses
Carnets , en 1894, douze ans avant de composer
La Coupe d'Or,
Henry James note le sujet de son roman d'après un propos qu'on lui rapporte. Et déjà il entend donner l'image psychologique d'un « cercle vicieux » : il faut que chacun sache que l'autre sait mais fasse comme s'il l'ignorait. le bonheur de tous est à cette condition. Et celle qui doit ignorer le plus est Maggie qui tient tous les fils dans sa main. Nouveau dilemme : comment peut-elle paraître ignorer si elle veut résoudre la situation ? Car c'est bien à une solution commune qu'elle s'attelle et sur ce terrain qu'elle veut vaincre, non pas tant pour garder son mari que pour préserver la sacro-sainte tranquillité de son père dont mille indices nous prouvent qu'il n'est pas, lui non plus, dépourvu d'antennes. S'il n'est pas question pour elle d'accepter « l'horreur » il lui est également défendu de la révéler. Elle devient, et elle se voit elle-même en « bouc émissaire », celle d'entre les quatre qui devra se sacrifier afin que les apparences du bonheur collectif soient sauves. Mais alors le spectacle qu'elle donne aux amants, avec cependant beaucoup de discrétion et de maitrise, les oblige à la suivre. A la fin tout le monde se sacrifie pour quelque chose qui déjà n'existe plus et ce, par un moyen qui parait tout naturel : le père décide de retourner en Amérique avec sa femme. Les deux amants seront définitivement séparés, mais le père et la fille le seront également. Il reste de chaque côté deux couples qui feront de nécessité vertu, et, contrairement à ses autres
romans, qui se terminent généralement sur un échec.
Henry James donne à
La Coupe d'or une fin optimiste : au sein de ces couples l'amour va refleurir.
Pour suivre le fil de cette intrigue dont l'argument tiendrait en quelques lignes, il faut une tête quelque peu mathématicienne. Nous sommes en plein dans l'algèbre des sentiments et des passions, dans une chimie subtile où la moindre dose d'un ingrédient nouveau transforme de fond en comble l'expérience. de plus, jamais les données ne sont sûres, et jamais on ne sait à quel moment exact de l'opération on assiste. On craint toujours le maladroit qui va tout flanquer par terre. Rien pourtant d'obscur ni d'évanescent. le récit est plutôt d'une labilité extrême qui interdit une connaissance, au sens scientifique des personnages, mais en revanche respecte en eux le mystère et la liberté mêmes de la vie. Nos quatre emmurés sont à chaque instant capables de tout faire, de tout dire, de tout penser, et au lieu de s'appauvrir à mesure comme il leur arrive chez beaucoup d'autres romanciers, ils deviennent si extraordinairement présents qu'on ne peut plus les oublier.
C'est là l'autre face du génie minutieusement calculateur de James : à partir d'une situation algébriquement simple l'approfondir de telle sorte que plus rien n'est simple sauf pour les imbéciles, et donner le sentiment que cette complexité est celle-là même de la vie. A ce niveau le génie mécanicien ne suffit plus ; il y faut des qualités de coeur, de caractère et d'imagination qui puissent hausser une réalité tristement réaliste ou parfois même sordide au-dessus d'elle-même. James avait l'habitude de dire que « la réalité gâche tout » parce qu'en effet elle suit à peu près toujours la ligne de moindre résistance, celle qui fait avorter les situations les plus extraordinaires et clôt brutalement les possibilités à peu près infinies des existences humaines.
Le revers de la médaille est qu'il faille à James des milieux préservés, battus des seuls vents de la passion ou du devoir, et des âmes d'élite, capables de se passionner pour ce qui leur parait être plus important que leur vie même. le rouleau compresseur de l'existence quotidienne, pour la plupart des humains, écrase assez tôt les velléités de raffinement du coeur et de l'esprit. Il détermine des situations beaucoup plus simples, mais auprès des inutiles oisifs de James comme nous nous sentons tristement barbares. Si on a le sentiment qu'ils ne sont point ancrés dans la vie véritable, laquelle se heurte à des forces extérieures coercitives, on se demande également ce que vaut cette « vie véritable » et si elle n'est pas d'une pauvreté à faire pleurer. James, est de ce point de vue un énorme réservoir de nostalgie, un romantique égaré dans un siècle et un pays positivistes. Si la redécouverte aujourd'hui ne peut signifier rien d'autre, dans notre climat étouffant, que le besoin d'une soupape de sûreté, elle prouve du même coup que sa peinture n'est pas factice et que nous croyons à une humanité qui n'aurait plus à résoudre que des problèmes strictement humains. Cet écrivain du passé alimente nos rêves d'avenir. C'est par là qu'il est présent.