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Critique de ninachevalier


Repose-toi sur moi Serge Joncour Flammarion ( 427 pages 21€)
Rentrée littéraire Septembre 2016
Le douzième roman de Serge Joncour s'inscrit dans la lignée de L'Amour sans le faire.

Pour Aurore Dessage, femme hyperactive, qui jongle avec les aléas du quotidien et son triple rôle de mère, épouse et businesswoman, faire une pause, le soir, dans la cour arborée de son immeuble parisien, est vital.Cet îlot de verdure qu'elle se plaît à cultiver reste son havre de paix, sa « bouffée d'air », « un vrai sas », son refuge jusqu'au jour où des « croassements glaçants » ont supplanté les «  gazouillis épars, les sifflotements des merles » . Traverser la cour de nuit devient sa hantise. Mauvais présage que ces oiseaux de malheur qui semblent la défier, « se jouer d'elle ».

L'auteur focalise notre attention sur Aurore et Ludovic depuis leur rencontre fortuite dans cette cour, cette «  petite campagne ». Scène incroyablement hallucinante, digne d'un film d'Hitckock : croassements, hystérie des « bêtes affolées ». Suspense.

Avec beaucoup de finesse, Serge Joncour décrit l'évolution des sentiments d'Aurore et de Ludovic, ce voisin qui exacerba sa peur. Aucun attrait immédiat entre eux.
Ils se croisent, se jaugent, s'épient. Il la toise. Échanges secs. Son « ton faussement jovial », son humour l'insupportent. Elle le trouve « plouc ». Pourtant elle a envie de le revoir ce « colosse » aux « mains de matamore » qui a compris sa phobie. Comment interpréter ce «  petit cadeau » du « plumeau », trouvé dans sa boîte ? Une façon d ' apprivoiser l'autre ? La fascination opère insidieusement.

Après avoir été source de frayeur, la cour retrouve sa quiétude et revêt un rôle majeur. L'« infime forêt » devient leur jardin secret, leur cocon, le théâtre des balbutiements de leur idylle ( un instant d'abandon) , le berceau de leurs ébats ( étreinte totale) et le témoin d' instants volés entre les deux amants. Leurs fêlures les rassemblent mais ralentissent leur fusion amoureuse. Ces deux-là s'accrochent l'un à l'autre comme à une bouée de sauvetage. Les liens se nouent, les mains se frôlent, se caressent, les corps se fondent. Aurore trouve en Ludovic une écoute , «  un rempart » et vit chaque rencontre comme «  une pure parenthèse, un dépaysement ».

Voici Aurore, en plein maelström, écartelée entre la raison et le coeur, taraudée par la culpabilité, cédant à la panique, plongée dans ses atermoiements : revoir Ludovic ou l'éviter ?

L'ironie du destin : Aurore, revenue en catastrophe, découvre que celui qu'elle a pris pour « un prédateur, un nuisible » n' est autre que Ludovic, l'homme providentiel, le voisin bricoleur, envers qui elle ne peut être que doublement reconnaissante ! Comment le remercier d'avoir limité les dégâts ? Pour les mômes, admiratifs, le « doux géant », qui «  se sent d'ailleurs », devient le « superplumber », leur héros.
Mais qui est ce parfait inconnu, qui sait si bien la deviner ?
Un oxymore vivant, déraciné, qui a dû s'approprier les codes du monde urbain.

Ludovic, avec son « mètre quatre-vingt quinze pour cent deux kilos » en impose.
C'est préférable pour son métier de recouvreur de dettes. Souvent confronté aux difficultés des ménages qu'il visite, il restitue le pouls de la France des banlieues.
Métier dangereux.Une lame est vite sortie quand le ton monte, la colère gronde.

Si Aurore s'épanche lors de leurs rencontres, de leurs virées en forêt de Boulogne ou de Barbizon, Ludovic, «  le fauve malchanceux » se confie difficilement, ne laisse rien paraître, «  se verrouille, au point de paraître insensible, indifférent ». Hormis l'adrénaline de méfaits et le sexe ( vertige, ivresse), il se moque de tout. Pourtant : « Tout d'elle l'attirait » alors qu'elle « représentait tout ce qu'il aurait dû fuir ».

Serge Joncour se révèle un subtil entomologiste des coeurs, traquant les méandres du désir charnel, violent, pour ces deux amants au désert affectif. Il offre des pages «  ardentes », sulfureuses, du 37°2 et habille son écriture de tendresse , de douceur et mieux encore de sensualité. Il met en exergue l'emprise que peut avoir un être sur un autre. Ludovic reconnaît que « jamais personne ne l'avait ensorcelé à ce point ». Il est prisonnier de cette dépendance amoureuse, « dangereusement attaché », possédé.

En fin de compte, Aurore est-elle pour Ludovic une bénédiction ou sa plus grande malédiction ?
Au lecteur d'en juger à travers leurs portraits très fouillés que Serge Joncour brosse, avec maestria, les suivant en parallèle dans leur vie professionnelle.

Pour Aurore Dessage, styliste, Paris reste le symbole de la mode, « l'emblème de la création », une ville qui la «  rassure ». Elle conjugue l'innovation et le «  made in France ». A l'opposé, Fabien, son associé mise lui sur le profit, «  faire du chiffre » et privilégie le commerce avec la Turquie, la Chine. Leurs objectifs divergent.Leur différend gangrène leur relation et menace l'avenir de leur petite entreprise en pleine tempête, alors que la société de son mari florissante rayonne jusqu'aux USA. Comment tout assumer seule quand on se retrouve en butte aux problèmes économiques  ? Sans compter un déplacement urgent pour régler une livraison défectueuse.
Elle sent son couple se déliter par manque de disponibilité de chacun.Un mari de plus en plus distant, souvent à l'étranger, hyper connecté ou avachi devant la télé.
N'est-elle pas au bord du découragement et du burn out, rendue à sa déréliction, quand elle croise Ludo, du genre altruiste, prêt à l'aider, à l'accompagner à un rendez-vous d'affaire ?
Nouveau dilemme cornélien : sauvegarder son couple, ses enfants ou refaire sa vie.

Quant à Ludovic, le regard des autres lui renvoie l'image d'un « costaud » inébranlable, « rayonnant d'une densité minérale brute », d'un « gars solide que rien n'atteint » «  ne gêne », alors «  qu'en réalité il se sent écrasé par la capitale», qu'il peut être «  cloué par la douleur ». Pour sa mère , n'est-il pas « le plus grand, le plus fort » ? Odette Mercier considère ce « voisin facile » comme «  le faux fils providentiel », serviable. Pourtant, lui est miné par ce sentiment d'être « bas de gamme », «  un tocard » et de ne pas mériter Aurore. « Il y a des êtres pires que des pièges, des êtres toxiques, s'y frotter,c'est s'y rayer. Les rencontrer, c'est courir à sa perte. », assène l'auteur. Ludovic se retrouve impliqué dans un sac de noeuds invraisemblable, propice à alimenter le suspense. Que fait le fusil dans le coffre de sa twingo?Que fomente -t-il pour se venger de l'humiliation subie ? N'a -t-il pas «  tout envenimé », causé du désordre ? Comment expliquer ses accès de rage, son impulsivité , ses coups de sang? Il se sent « piégé », dépassé.

Si Serge Joncour a opté pour un ton plus grave, il ne se départit pas de son humour, et nous offre des intermèdes plaisants ( Ludovic poursuivant la cérémonie du thé, après la «  chorégraphie parfaite des serveurs ») ou hilarants comme l'essayage de pantalons qui «  mobilisait trois personnes » autour de Ludovic. Comment ne pas rire de concert avec les vendeuses à la vue de « la cabine prise de spasmes » !

Chez Serge Joncour, l' histoire, avec ses luttes et violences sociales, n'est jamais absente de son esprit ou indifférente à sa plume.Si l'argent était déjà au centre de L'écrivain national avec l'exploitation de la forêt, ici la loi des marchés domine, irrigue les vies professionnelles des protagonistes. Ils savent que « le business , c'est soit tu bouffes les autres, soit tu te fais bouffer », «  c'est comme monter sur un ring, il faut donner des coups, sans quoi c'est toi qui en prends ». L'auteur livre un vif témoignage de notre époque où le profit l'emporte ( fabriquer à l'étranger) sur la qualité, le savoir-faire «  made in France ». Il glisse un clin d'oeil indirect à la ville de Troyes et son passé de la bonneterie. Par chapitres alternés on suit les destins protéiformes de ses deux protagonistes happés par une succession d'imprévus, d'embûches, d'embrouillaminis, au bord du précipice, et d'autres vies minuscules.

En filigrane, Serge Joncour renoue avec la dualité ville/campagne. Pour Ludovic, que Paris «  tend comme un ressort », le retour aux sources dans la vallée de Célé lui offre ce « bol d'air » salvateur. Dans cette nature, « l'environnement se foutait pas mal de son gabarit », de sa stature si imposante. Il pose un regard poétique sur la capitale aux multiples perspectives, sur la Seine. Avec tact et pudeur il évoque le désarroi de ceux qui voient leurs aînés se dégrader, ainsi que la maladie,le deuil. Il soulève la délicate question d'aimer de nouveau tout en restant fidèle à celui qui est parti.

Si certains êtres vous habitent de façon obsessionnelle, il en est de même de certains livres. Serge Joncour signe un très beau roman complexe, ambitieux, ample, captivant, foisonnant de personnages, en prise avec l'actualité. Le talent de Serge Joncour est toujours de se raccrocher à l'humain. Il nourrit une empathie généreuse, profondément sincère pour ses protagonistes devant leurs turbulences intérieures. On retrouve avec délectation le style Joncourien: puissant, écorché vif, cinématographique suscitant des images fortes( corbeaux « jaillissant comme des assiettes au ball-trap », geyser,cataracte chute dans l'étang, métaphore du buffle)

Cette love story entre voisins,une passion adultère improbable, « tellurique » teintée de culpabilité, d'autant plus inattendue que tout les oppose, saura tatouer le lecteur de façon indélébile.
Si on a tous rêvé que « quelqu'un nous attende quelque part », après avoir lu Anna Galvada, en quittant le roman prégnant de Serge Joncour, le lecteur va guetter la voix bienveillante, lénifiante qui l'apaisera par son invite : «  Repose-toi sur moi ». «  Double sens quand tu nous tiens », déclare Serge Joncour, en écho au titre magnifique.
Un livre tour à tour, touchant, drôle, inquiétant, violent, poignant, tendre, nostalgique, hypnotique à ne pas laisser au repos et qui ne vous laisse pas au repos! Il enflamme et séduit. On souscrit. STYLISSIME.
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