Ce très joli conte aux lectures multiples nous emmène au 14ème siècle, en Albanie, sur les rives de l'Ouyane. L'Ouyane est alors sous le monopole de la compagnie des bacs et radeaux, dont le passage rythme la vie de la population locale.
C'est l'Ancien ordre, celui des petits seigneurs qui morcellent ce territoire dangereusement proche de l'empire ottoman, celui où l'homme ne brave pas les contingences géographiques, et où les rapsodes nourrissent l'imaginaire collectif de mille contes et superstitions.
Ce qui se passe ailleurs, à l'extérieur, n'est qu'un échos lointain, dont les signes se manifestent parfois? Des charrettes qui transportent l'Asphalte.
La machination peut alors commencer? de mystérieux personnages, que l'on sent missionnés par l'imposant voisin, viennent proposer de construire un pont, ce que le seigneur concerné accepte.
Des évènements étranges entourent la construction de ce pont. Un épileptique qui fait une crise, la nuits une main ténébreuses détruit ce qui est fait le jour, et ces évènements étranges sont les symptômes de la lutte entre les tenants de l'ancien ordre (la compagnie des bacs et radeaux) et du nouvel ordre (les constructeur du pont).
Tout s'accélère. Des glaneurs de contes utilisent une ancienne légende (et commettent un meurtre, un sacrifice) pour assoir la suprématie des bâtisseurs de pont.
Mais un pont c'est aussi le symbole du passage, du changement. Vers un ordre nouveau, qui circule et palpite, fait de routes, de foires et de ponts, de mouvements. Vers la domination turque qui plane comme une ombre croissante.
Une très belle histoire.
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Ce roman court à une saveur unique et bien personnelle. Mélange de texte historique (factice), de légende racontée et de témoignage historique, c'est une histoire très difficile à raconter, car tout l'intérêt de sa lecture ne réside pas dans ce qui est dit, mais dans la façon de le dire.
Le livre est d'une étrange ambiance, flirtant avec l'humour et le drame, la comédie humaine et la politique, dans une période historique propice à la paranoïa et l'inquiétude. Et d'avoir développé tout cela autour de la construction d'un pont qui mélangera les légendes, les conflits locaux, les autorités et les nouveautés d'un monde qui change, c'est proprement génial. Tout cela s'inscrivant dans un ensemble cohérent mais qui n'a valeur que de background, le livre se finissant avant que tout ceci n'éclate en une guerre, par exemple. Et c'est là, à mon avis, la puissance de ce livre : de développer uniquement sur la construction de ce pont, laissant tout le reste en arrière-plan jusqu'au final. Parce que cette construction devient alors aussi mythologique que les légendes à son propos, qui servent le propos historique.
En somme, le livre se présente comme une fiction historique racontant une légende fausse mais sans véritablement délivrer toutes les clés de cette étrange histoire et l'achevant avant de développer plus avant les propos d'arrière-plan. Et c'est cela qui me plait, l'aspect légendaire de l'ensemble mais avec une volonté de raconter une certaine réalité, ou tout du moins ce que le narrateur en perçoit. L'ensemble forme un tout cohérent qui m'a surpris par son efficacité. Une lecture qui est recommandée, parce qu'elle surprend et que c'est tout ce que je voulais d'un livre de ce genre !
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Moi, moine Gjon, fils de Gjorg Oukshama, sachant qu'on ne trouve dans notre langue rien des écrits dessus le pont de l'Ouyane maudite, et vu que, de surcroît, on continue de répandre au sujet dudit ses légendes et rumeurs non fondées, maintenant donc que sa construction est achevée et qu'il a même été, par deux fois, arrosé de sang à ses fondements et à son sommet, j'ai décidé d'en écrire l'histoire.
Aucun empire à ce jour n'a trouvé emblème plus dominateur pour son étendard. Quand Byzance porta son choix sur l'aigle, celui-ci était à l'évidence plus altier que la louve de Rome. Mais voici que ce nouvel empire s'est doté d'un emblème qui s'élève dans les cieux bien plus haut que n'importe quelle créature ailée. (Kadaré fait référence au croissant de lune comme emblème de l'Empire ottoman).
Et il n'a nul besoin d'être dessiné ou peint comme une croix. Ni de flotter cousu sur une toile, au sommet de tours et de citadelles. Il s'hisse seul dans le ciel pour apparaître à l'ensemble du genre humain sans qu'on puisse en offusquer la vue. Son message est des plus clairs : les Ottomans entendent s'en prendre non pas à un ou deux états, mais au monde entier.
Chapitre LV
On sentait dans l'air la faim de l'État ottoman. Jusque-là, on avait été accoutumé à la féroce avidité des Slaves. Franche, les crocs pointés en avant, elle semble toujours redoutable. A sa différence, la pression ottomane n'est pas dénuée d'un certain élément de séduction. Et ce n'est probablement pas un hasard si elle a pour emblème la lune. À sa lueur, le monde peut être plus commodément assoupi et charmé.
"Le voilà" me dit une voix étouffée.
Il était là, blanc comme un masque, badigeonné de chaux, et l'on ne distinguait que son visage, son cou et une partie de sa poitrine. Le reste du corps, les bras, les jambes, disparaissait dans le mur.
Je ne parvenais pas à détacher mes yeux de l'emmuré. Partout se voyaient des traces de mortier frais. Un pan de mur avait été ajouté pour envelopper la victime (un corps emmuré dans les piles mêmes du pont en affaiblit la construction, avait dit le glaneur de contes). Deux madriers fixés au-dessous du mort servaient de fondement au pan de mur ajouté.
L'emmuré semblait avoir poussé dans la pierre. Ses racines, son ventre, ses jambes, son tronc étaient à l'intérieur. Seule émergeait une toute petite partie de son corps.
"Quand? Demanda la voix éteinte d'un nouvel arrivé.
- Un peu après minuit.
- Il a beaucoup souffert?
- Non, pas du tout."
La rumeur se répandait alentour le jour et la nuit, recouvrant le pont d'un mystère toujours plus épais. La nuit, il dressait, noire sur la rivière, son unique arche , qu'on lui avait blessée cruellement. De loin, les endroits réparés, le mortier et la chaux fraîche qui les recouvraient faisaient penser aux pansements d'un membre fracturé. Avec ce corps mutilé, le pont était sinistre.
http://www.club-livre.ch#Bessa_Myftiu
Interview de Bessa Myftiu réalisée par le Club du Livre en partenariat avec Reportage Suisse Romande
Bessa Myftiu, née à Tirana, est une romancière, poète, conteuse, essayiste, traductrice, critique littéraire, journaliste, scénariste et actrice établie à Genève, en Suisse romande, de nationalité suisse et albanaise.
Pour commander un ouvrage de Bessa Myftiu :
En SUISSE : https://www.payot.ch/Dynamics/Result?acs=¤££¤58REPORTAGE SUISSE ROMANDE36¤££¤1&c=0&rawSearch=bessa%20myftiu
En FRANCE : https://www.fnac.com/SearchResult/ResultList.aspx?SCat=0%211&Search=bessa+myftiu&sft=1&sa=0
Fille de l'écrivain dissident Mehmet Myftiu, Bessa Myftiu fait des études de lettres à l'université de Tirana et par la suite elle enseigne la littérature à l'université Aleksandër Xhuvani d'Elbasan. Elle devient ensuite journaliste pour le magazine littéraire et artistique albanais La scène et l'écran. Elle émigre en Suisse en 1991 et s'établit à Genève dès 1992, passant son doctorat et devenant enseignante à l'université de Genève en faculté des Sciences de l'éducation, tout en poursuivant en parallèle ses activités dans les domaines de l'écriture et du cinéma. Depuis 2013, elle enseigne à la Haute École Pédagogique de Lausanne. Elle est par ailleurs membre de la Société Genevoise des Écrivains
BIOGRAPHIE
1994 : Des amis perdus, poèmes en deux langues, Éditions Marin Barleti [archive], Tirana
1998 : Ma légende, roman, préface d'Ismail Kadaré, L'Harmattan, Paris (ISBN 2-7384-6657-5)
2001 : A toi, si jamais?, peintures de Serge Giakonoff, Éditions de l'Envol, Forcalquier (ISBN 2-909907-72-4)
2004 : Nietzsche et Dostoïevski : éducateurs!, Éditions Ovadia, Nice (ISBN 978-2-915741-05-6)
2006 : Dialogues et récits d?éducation sur la différence, en collaboration avec Mireille Cifali, Éditions Ovadia, Nice (ISBN 978-2-915741-09-4)
2007 : Confessions des lieux disparus, préface d'Amélie Nothomb, Éditions de l'Aube, La Tour-d'Aigues (ISBN 978-2-7526-0511-5), sorti en 2008 en livre de poche (ISBN 2752605110) et réédité en 2010 par les Éditions Ovadia (ISBN 978-2-915741-97-1), prix Pittard de l'Andelyn en 2008.
2008 : An verschwundenen Orten, traduction de Katja Meintel, Éditions Limmat Verlag [archive], Zürich (ISBN 978-3-85791-597-0)
2008 : le courage, notre destin, récits d'éducation, Éditions Ovadia, Nice (ISBN 9782915741087)
2008 : Littérature & savoir, Éditions Ovadia, Nice (ISBN 978-2-915741-39-1)
2011 : Amours au temps du communisme, Fayard, Paris (ISBN 978-2-213-65581-9)
2016 : Vers l'impossible, Éditions Ovadia, Nice (ISBN 978-2-36392-202-1)
2017 : Dix-sept ans de mensonge, BSN Press, (ISBN 978-2-940516-74-2)
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