JE DÉNONCE L'AMÉNITÉ.
Non : en réalité, le brillant et inénarrable
Frigyès Karinthy, auteur, humoriste, nouvelliste, essayiste, journaliste, libre-penseur et humaniste hongrois célébrissime dans son pays en son temps - la première moitié du XXème siècle - était loin, très loin d'avoir une plume très amène. La tentation du jeu de mot se fit trop pressante. Drôle, fine, acerbe, ironique, incisive, mordante, juste, véridique et bien d'autres qualificatifs de ces acabits, elle le fut en revanche. C'est ce que nous retrouvons une fois encore à la lecture de ces textes très courts pour la plupart, que les éditions Viviane Hamy - que n'effraient pas la traduction de littératures peu connues chez nous - nous donnent à découvrir dans cette anthologie de textes qui courent de 1912, pour les plus anciennes, à 1934 pour la plus proche de nous, c'est à dire quatre années avant le décès de leur créateur.
Jamais cet immense talent d'humoriste philosophe ne quitta l'auteur du célèbre "
Voyage autour de mon crâne", mais s'il s'en prend, parfois avec un sens inné de l'auto-dérision, à lui-même et à ses contemporains, ce n'est jamais pour avilir, pour corrompre ni salir, bien au contraire. Notre homme - président dans son pays de l'association de promotion de l'Esperanto - avait trop d'amour pour cette humanité qu'il "dénonce" ici (le titre de l'ouvrage reprend celui d'une des nouvelles traduites) pour ne pas un peu la châtier, y faire surgir, au besoin sous le masque de la caricature, de l'excès ou du loufoque, ses petits et grands travers, ses faiblesses - toutes humaines, bien entendu -, ses incohérences mais parfois aussi, ses rêves et ses regrets - la "rencontre avec un jeune homme" est, à ce sujet, édifiante -. L'aménité profonde de l'homme derrière le masque de l'écrivain n'est en définitive pas si improbable qu'il y parait.
Car il n'y a jamais de cette méchanceté gratuite et vaine que l'on peut voir chez certains humoristes de notre temps, sous la plume de Karinthy. Il y a, ainsi que le bandeau de l'éditeur l'annonce, un peu de cette grâce désespérée d'un Desproges (à moins que ce ne fut l'inverse, finalement, le prédécesseur devenant ainsi le maître posthume du suivant. Et lui aussi regretté), de cet absurde poétique d'un
Alphonse Allais, de ce sens tellement aiguisé et vivifiant, tant du verbe, du sens de la répartie que de la profondeur de pensée d'un
Voltaire (auquel le hongrois est, à juste titre, souvent rattaché), chez le hongrois.
De fait, le rire - jamais gras ni énorme - auquel Karinthy nous invite, c'est celui du spectateur engagé dans son temps mais qui ne se fait ni trop d'illusion sur ce qu'il est ni sur le monde qui l'entoure. Cela ne l'empêche jamais d'enserrer toute cette humanité-là contre son coeur, avec l'amour et l'humour que seuls les grands optimistes désespérés peuvent transformer en force, en avenir et en élégance d'être.
Vraiment, du grand art !