Ceux d'entre-nous qui ont découvert les essais d'
Arthur Koestler avec les Somnambules doivent se réjouir de l'initiative des éditions de
Belles Lettres d'avoir réédité ses grands essais comme
le Cri d'Archimède ou le Cheval dans la locomotive qui étaient depuis longtemps devenus introuvables en dehors du marché de l'occasion. Quant à celui-ci, je ne l'attendais vraiment pas. Je n'en avais pas entendu parler. A la lecture de la quatrième page de couverture, j'ai eu un mouvement de rejet : Koestler défend les recherches de parapsychologie de J.B. Rhine et trouve dans la physique quantique des encouragements à prendre au sérieux la télépathie, la télékinésie et les pouvoirs psi ! Je ne m'attendais vraiment pas à cela. Puis me ravisant à la pensée qu'il s'agissait d'
Arthur Koestler, cette petite lecture de moins de 130 pages en valait peut être la peine. Nous avons peut-être à apprendre en écoutant un grand esprit s'égarer.
Il commence par un éloge de la psychologie scientifique de Rhine. En 1973 (années de publication de ce livre) on est excusable de s'être laissé abuser par un chercheur dont les principes méthodologiques se basaient (très légitimement) sur la statistique et la loi des grands nombres pour mettre en évidence les phénomènes psi. Rhine est décrit par ses détracteurs les plus modérés comme un chercheur sincère qui se serait probablement abusé lui-même. Toujours est-il qu'aujourd'hui la parapsychologie scientifique, n'ayant fait nul progrès, est de moins en moins scientifique et n'abuse plus grand monde hormis ceux qui sont convaincus de l'existence des phénomènes en question. La fâcherie entre les croyants et les sceptiques perdure encore dans l'espace médiatique mais elle a quitté les laboratoires subventionnés. C'était beaucoup moins clair en 1973.
Ensuite,
Arthur Koestler interroge la troublante efficacité des concepts de la physique quantique. A la suite de
George Gamow, il la compare au « Pays des Merveilles » tant il est vrai que dans cette physique des notions aussi familières que celles de trajectoire ou de causalité prennent une tournure aussi étrange qu'un sourire du chat du Sheshire. Encouragé par l'opinion de nombreux prix Nobel qui vont dans ce sens, il entrevoit dans la refondation conceptuelle des notions de masse, d'energie, d'espace et de temps par la physique moderne une ouverture vers la compréhension des phénomènes psi que les travaux de Rhine et de ses émules entendent placer dans l'ordre factuel.
La physique n'est d'ailleurs pas la seule porte d'entrée vers la compréhension de ces mystérieuses facultés mentales. L'esprit y ayant la part belle comment ne pas impliquer la psychologie ? Là encore, Koestler nous indique de prestigieux devanciers au royaume de la psychanalyse. Ainsi, la troisième partie nous invite à prendre en considération les réflexions de
Carl Gustav Jung sur son concept de synchronicité ainsi que les obsessions sur les lois des séries (les coïncidences en série) du biologiste (aujourd'hui déchu de tout crédit) Paul Kammerer. le premier avait de surcroit collaboré avec Wolfgange Pauli (le père du principe d'exclusion) sur la pensée de
Johannes Kepler (qui figure un subtil mélange de pensée ésotérique et scientifique). Quand au second, Paul Kemmerer, il avait déjà retenu l'attention de Koestler et faisait l'objet d'un de ses autres livres (alors en cours d'écriture) «
L'étreinte du crapaud ». Paul Kammerer fut l'un des derniers défenseurs de l'hérédité des caractères acquis : il était convaincu de l'avoir mise en évidence avec des expériences sur des batraciens qu'aucun de ses confrères, hélas, ne parvint pas reproduire… Koestler reconnaît les faiblesses des travaux de Kammerer mais il semble prendre au sérieux ses objectifs scientifiques. En tous cas, dans le chapitre du conclusion, Koestler souligne une analogie selon lui non fortuite entre deux attitudes hostile de la « science officielle » : 1) hostilité de la science officielle envers les derniers représentants d'un lamarckisme attardé 2) hostilité de la science officielle envers la parapsychologie scientifique.
Mais le coeur de cet essai n'est pas là. Il ne s'agit pas mettre en scène l'éternelle querelle entre des adversaires qui se renvoient mutuellement leurs limites intellectuelles. Bien sûr, pour Koestler ceux qui résistent aux phénomènes psi sont comme dans le petit apologue de Wells « Le pays des aveugles » : ils ne conçoivent pas l'existence d'un sens (la vue) qui permette d'appréhender les choses à distance. Mais l'essayiste attend surtout de son lecteur qu'il raccroche la question des phénomènes psi aux concepts qu'il a développé dans son gros essais « Le Cheval dans la locomotive ». Nous sommes tous des holons. L'univers est composés de holons. le holon n'est pas vraiment une monade ; elle serait plutôt une sorte de structure dans une système qui est lui même un holon à l'intérieur d'un autre système (holon encore). Un système gigogne, comme une particule est dans un atome, lui-même élément d'une molécule, elle-même partie d'une cellule, partie d'un végétal, partie d'un écosystème etc. le holon est un
janus : il a deux visages qui regardent deux univers qui ont chacun leur logique propre : l'un se voit comme un tout qui manifeste son intégrité et son autonomie mais l'autre face de lui-même participe de quelque chose qui le dépasse. Et c'est peut-être dans ce quelque chose qui le dépasse que Koestler cherche un avenir la recherche parapsychologique.
En tout cas, il me semble que chaque livre d'
Arthur Koestler est lui-même un holon qui participe d'une oeuvre encyclopédique dont l'exploration dans son entier semble promettre de belles aventures.