Voilà un roman tout en finesse, alliant la nature et la tendre sollicitude d'une femme pour sa famille. La force de caractère, le rude passage des saisons, l'amour infaillible rythment cette histoire racontée avec tant de justesse, de délicatesse et de poésie. Cette histoire est ancrée en moi depuis des années, elle me parle de mon pays et de l'âme d'une femme.
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J'avais rêvé d'une maison harmonieuse où l'air se respire comme un bouquet de fleurs...et cela ne s'était pas fait. Mes enfants...je voulais en faire des êtres lumineux, pétris de joie de vivre...et d'angoissantes questions se posaient à moi : Hubert, l'enfant pacifique, l'enfant des fleurs de gel, ressemblerait-il au père de Gilles, à ce vieillard morose qui avait négligé de vivre? Cécile, ce joli bébé avide de tout saisir dans ses mains pressées, serait-elle un jour capable de faire une analyse logique ?
J'allais, songeant à ces choses, quand le Rondbuisson m'apparut au tournant du chemin, tranquillement posé au milieu des bouquets d'arbres, devant son paysage incomparable, et je me pressai aussitôt comme une abeille inquiète de sa ruche. Mariette s'était-elle donné la peine de préparer une soupe fraîche au lait cru pour Petite-Cécile? Marcie, il fallait que je parle à Marcie, que je l'amène à une de ces conversations sans hâte où l'âme se dénoue et se répand comme une chevelure...
L'heure était faite de lumières et de lignes également belles. Une brume dorée emplissait la vallée, mais la montagne, en face de nous, réunissait toute la gamme de verts dans sa toison de hêtres, de sapins et de bouleaux.Un nuage, qui défilait devant le soleil, dessinait une flaque d'eau pure sur les prairies et chaque dizeau de notre champ d'avoine avait son pinceau d'ombre bleue. On entendait aux Planeresses le tac-tac d'une moissonneuse et Petite-Cécile, près de nous, cueillait des graminées qu'elle éparpillait en riant sur sa robe de bébé.
- Votre pays est extraordinairement beau, dit le docteur Gesves quand je me tus. Il ne faut pas, vous m'entendez bien, il ne vous est pas permis de vous laisser aller à des idées noires. Vous avez la force de caractère nécessaire pour sauver ceci et cela...; il montrait la montagne, les arbres, les enfants, la maison..., ce tout qui fait votre vie...
Un son lointain, d'abord faible et tremblé puis ample et grave se fit entendre et se mua en un appel d'une douceur déchirante. De ma vie, jamais je n'avais entendu le cor dans les profondeurs des bois. Mon coeur se mit à battre avec force. J'avais éprouvé un réel chagrin en quittant Maisière, clair et gai au bord de son fleuve, et je n'ignorais pas qu'au Rondbuisson m'attendaient la forêt, la lande, la neige et le vent, éléments hostiles à une enfant de plaine qui avait jusque-là éparpillé des chansons au fil de l'eau, sur des rives ensoleillées où mûrissait la fraise.
Et soudain, par le truchement romantique d'une sonnerie de chasse, m'était donnée la révélation du charme de la montagne. Je vis sa beauté comme un peintre ébloui qui se hâte de jeter des valeurs sur la toile. N'étais-je pas d'ailleurs la soeur de l'eau, de l'arbre et de l'oiseau que mon père m'avait appris à aimer?
Il faut parcourir le cycle de douze mois pour connaître le multiple visage d'un pays. Il faut avoir éprouvé le toucher rèche de ses bruyères et respiré la senteur de son herbe nouvelle, il faut avoir cueilli la myrtille et le cèpe, il faut avoir écouté la rumeur de ses nuits et mesuré d'un oeil rêveur l'ombre du mur, il faut avoir senti le coeur se tordre d'angoisse et de bonheur devant le reflet d'une branche penchée sur le miroir de ses eaux...Et lorsque chaque sens s'est ainsi nourri, abreuvé pendant le cours d'une année entière, il est possible de dire : ce pays est devenu mien, aussi.
- Madame n'a qu'à commander...
- ...enfin, Frieda, demandai-je, je voulais vous prier...
Elle recula soudain d'un pas et parut faire un grand effort de concentration. Ses yeux noirs ne me voyaient pas. Je suspendis ma phrase. Il y avait quelque chose de secret et de hautain qui me déroutait chez cette femme, je ne savais pas encore qu'on rencontre assez souvent cette expression chez les êtres contraints à passer leur vie chez les autres.