Vaste fresque populaire décrivant le destin tourmenté du peuple tzigane d'Europe centrale à l'aube de la seconde guerre mondiale à travers le récit des années d'apprentissage d'un jeune tzigane. Ce dernier, jeune mais dont la candeur a tôt fait de se dissiper au contact d'un monde cruel, découvre en même temps que la sensualité, la perversion, l'hypocrisie, le mal sous toutes ses formes. Mais malgré le tragique ou le sordide, le roman baigne dans une fraîcheur naïve.
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Chaque fois que la vie me réservait de ces surprises, je recommençais à me tourmenter, à me poser des tas de questions. N'appartenir à rien, voir s'enfuir les mois et les années, se précipiter les minutes et les secondes, être sans cesse à déguerpir, me dire tout m'est égal, n'avoir qu'un seul désir : partir d'ici, m'en aller au diable, vers la prison, vers ma perte, ou bien dans le monde des autres, ce monde qui est en train de sombrer, n'importe où mais ailleurs, s'il faut pourrir, au moins que ce ne soit pas ici. Pas dans ce monde de comédie dont l'air ranci, jamais renouvelé, fane les fleurs éclatantes des jupes, où l'éternelle obsession du sexe vous rend fou, où l'amour enfante la vengeance. Fuir ce monde tsigane où rien ne dure, sauf le temps qui s'est figé, et la peur.
p.220-221
Au loin, sous la courbure du ciel, si loin que l'oeil pouvait à peine l'atteindre, s'allongeait une étroite bande noire. Je fronçai les yeux pour mieux voir entre mes cils collés de sueur et de poussière, et il me sembla reconnaître cette île faussement verdoyante, entourée d'arbres centenaires, où le sombre marécage des étables mêlait hommes et bêtes, puanteur et vermine. Le temps n'existait plus. L'alternance des jours et des nuits avait disparu. Seuls, lumière et ombre, chaleur et froid se complétaient et se rejoignaient dans une éternité où les heures et les minutes sont abolies.
J'avais connu cette île, j'en évoquais les images brouillées comme si je les voyais non point à trois ans, mais à trente ou cent années de distance. Engourdi au milieu de toutes ces images jetées pêle-mêle les unes par-dessus les autres, replongé dans cette fournaise d'odeurs, de saveurs, de couleurs, je n'avais pas la force de m'y intégrer, car je les aimais, les haïssais et les craignais tout à la fois. Dans ces images resurgies, j'aperçois des silhouettes connues, pourtant je jugerais ne les avoir jamais connues. Elles se rapprochent ou s'éloignent, prêtent l'oreille à des sons inventés, mais je ne les identifie pas. Je me suis égaré sur une route où chaque minute à son importance, car toutes ces minutes forment le temps. Il va, il court, sans emporté rien ni personne. Qui ne peut suivre est abandonné sans pitié.
p.121
Jusqu'au moment où elle a compris combien la vie est courte, et combien il serait absurde de ne pas la boire jusqu'à la lie, jusqu'à la fange... dans le monde de la fausse dévotion et des couleurs voyantes, on n'a le choix qu'entre boire tout ou mourir de soif avant d'avoir vécu. Se fichant pas mal du Salut, de la félicité promise, que personne n'a encore pu prouver.
p.168
Quel autre but pourrait avoir un arbre, ou un homme, sinon de percer les ténèbres pour embrasser l'horizon, de braver le temps, de savoir qu'après la chute des feuilles viendra la floraison, de savoir que rien n'est fini, que tout se renouvelle.
Les femmes étaient debout dès le levé du jour ; les cernes noirs sous leurs yeux témoignaient encore des minutes d'oubli vécues pendant la nuit […] On les aurait traitées de paresseuses, de mollassonnes si elles étaient restées plus longtemps auprès de leur mari. Aujourd'hui encore, je me demande pourquoi elles étaient obligées de se lever si tôt, alors que les hommes ne sortaient de leur lit que lorsqu'ils étaient assaillis par les mouches.
p.88