Je suis le Diable. Nous sommes venus sur Terre, il y a très longtemps. Je dis « nous » parce qu’il y aurait une grave erreur à penser que le Diable est une entité identifiable et unique. Nous – le Diable – sommes les hommes. Je devrais dire « étions les hommes ».
Au début, il y avait une parfaite confusion, chaque homme était le Diable et le Diable était chaque homme. Autrement dit, à moi tout seul, j’étais l’assemblée des Hommes. Ceux-ci n’étaient pas encore atteints par les affres de la civilisation. Chaque être pouvait montrer son caractère singulier sans voile ni pudeur. Chacun exprimait tels qu’il les vivait ses sentiments et ressentiments, ses émotions, ses opinions et ses oppositions. Les relations étaient sans filtres, sans hypocrisie, sans retenue. Inévitablement, cette vie collective sans artifice dégénérait en combats sanglants. On s’écharpait, on s’entretuait pour des querelles futiles ou des différends mesquins. C’était donc insupportable. Je dirais même : diabolique.
Contrairement à ce que prétendent des esprits malveillants, c’est un moment qui leur est souvent profitable. De ce dialogue, peuvent naître de profondes créations artistiques ou des décisions historiques. Voltaire, Balzac, Rodin, Picasso n’auraient jamais été illustres s’ils n’avaient pas exploré leur part d’ombre. On dit que c’est dans un rêve qu’Einstein a parachevé la théorie de la relativité. Eh oui ! Ma contribution est passée inaperçue, mais je suis toujours là !
La civilisation progressait et avec elle, le droit, la justice et l’esprit de compromis. Certes, il reste quelques contrées lointaines, où la manie de la paix n’a pas encore frappé. Les combattants peuvent toujours y déchaîner leur méchanceté et leur bêtise, en s’étripant sans réticence, mais ce sont les derniers endroits ouvertement démoniaques.
Je ne renonce pas pourtant : le Diable qui lâcherait prise ne serait pas le Diable. Parfois, dans un être fragile, je parviens à me libérer et à le délivrer de ses chaînes. On dit alors que cette personne se « lâche » ou qu’elle « fend l’armure ». Cet épisode passé, l’ordre revient.
— Je sais, je sais ! Nous n’avons rien fait de nos vies !
Je n’aime pas vraiment ce pluriel, mais cette déclaration montre que, concernant l’inanité de l’existence, nous nous sommes compris.