Une île en chasse une autre. J'ai quitté la minuscule Flattey de l'Islande pour une autre volcanique, Rodrigues. Autre latitude, autre mer, autre climat, mais là aussi une quête, là aussi une énigme non résolue, à la recherche d'un ancêtre jamais côtoyé. La publicité faite au nouveau roman de le Clézio m'a incité à lire un de ses nombreux écrits pour y retrouver sa plume magique. Sur le site internet de la médiathèque locale trois ouvrages semblent disponibles. Un titre m'interpelle "
Voyage à Rodrigues", il est relégué au magasin, il n'est pas en rayon, ce qui signifie qu'il est peu demandé. Peut-être sera-t-il victime du désherbage annuel et bientôt mis au rebut, pour laisser place à des nouveautés plus attirantes ? Il est temps de le ressortir de son antre, de le remettre en lumière, afin de sonder l'âme d'un écrivain dont l'immensité du talent n'a d'égal que celle de l'océan.
Un récit d'une centaine de pages, à la recherche du trésor que son grand-père avait espéré trouver dans l'Anse aux Anglais, sur les rives de la rivière Roseaux. Cet ancêtre qu'il n'a pas connu, J.M.G. va tenter d'en percer le mystère sur l'île où son aïeul a échoué, dans un premier temps physiquement, car expulsé de l'île Maurice où il avait été dépouillé par ses proches. Echoué sur un bout de terre en plein Océan Indien, grand comme Belle Ile et Jersey. Dans un second temps psychologiquement, car il a échoué également dans sa quête, à la poursuite des chimères, animaux fabuleux mais monstres à différentes facettes difficiles à cerner.
L'île au trésor n'a pas révélé ses secrets. Toutes les explorations maritimes, fussent-elles vécues - Bougainville, Cook, Magellan - ou imaginées - la toison d'or de Jason, la Cocos de
Stevenson, la mystérieuse de Verne - procurent plus d'amertume que de thunes dans la mer. La quête du grand-père se transforme en enquête par le petit-fils, retrouvera-t-il l'âme de cet ancêtre qu'il n'a pas connu ? C'est un dilemme cornélien, "Rodrigue(s) as-tu du coeur" ? Mais le sol de cette île reste insondable, même après trente années de recherches faites par le grand-père, le secret ne sera pas révélé.
J.M.G. le Clézio se devait de faire ce voyage, le roman qu'il avait écrit dans "
Le chercheur d'or" n'était pas suffisant pour comprendre le sens de l'exil de son aïeul. Seules les sensations véritables éprouvées à fouler le sol, à observer les plantes et les oiseaux marins, à sentir les parfums insulaires, peuvent permettre de comprendre le passé en revivant les endroits explorés jadis. Mais un demi-siècle plus tard, le paysage a changé. Les oiseaux ont dû se réfugier sur les îlots, car les humains et les rats apportés par eux ont eu raison des espèces endémiques. La plus emblématique fait "dodo", il reste deux exclusivités, une tortue et une chauve-souris. Et les recherches faites par l'écrivain en retrouvant les mêmes points marqués de repères par son grand-père, notés par des lettres et des chiffres - 29, 33, points R, Y - restent sans réponse. Pas de point G, la jouissance n'apparaît que dans l'âme, le corps est prisonnier de ses pérégrinations futiles.
Restent les magnifiques descriptions des lieux rencontrés. J'ai mis trois jours à lire les transcriptions des paysages, une lente lecture de peur de quitter cette île, relisant plusieurs fois ces phrases lumineuses.
"Alors le paysage lui-même devient miroir, et je peux entrevoir ici, sur cette terre, sur ces pierres, dans la ligne des collines desséchées, comme le visage et l'ombre de mon grand-père, ineffaçables".
"Je vois les racines des vacoas, des tamariniers accrochés à la terre brûlante, je vois ces feuilles lisses, aiguës comme des lames, et je comprends que ce message que je cherche, qui est écrit au fond de cette vallée, ne peut me parvenir, seulement m'effleurer".
"La mer, le seul lieu du monde où l'on puisse être loin, entouré de ses propres rêves, à la fois perdu et proche de soi-même".
"Dans cette tranchée vide, quand le soleil de l'après-midi brûle mon dos et fait briller mon ombre sur le fond du ravin, jusqu'au cercle noir du puits comblé, peut-être qu'enfin je ne fais qu'un avec mon grand-père, et que nous sommes unis non par le sang ni par la mémoire, mais comme deux hommes qui auraient la même ombre".
Ironie du sort, à l'instant où je lis la dernière phrase, "Le tamarinier est déjà bien vieux, je crois qu'il ne résistera pas au prochain cyclone...", un autre cyclone, dénommé Freddy, vient de passer à 300 km au Nord de Rodrigues.
Celui-ci est monstrueux, mais il a épargné ce qui reste de vacoas, aloès et tamariniers.
Dépêchez-vous de lire ce bijou, avant qu'il ne soit plus qu'un souvenir.