Cela rimerait-il a quelque chose de juger sous le seul critère de la morale, un homme qui a quitté femme et enfants pour pouvoir s'adonner à sa passion - qui devient sa raison d'être -, pour réaliser son oeuvre, une oeuvre de peintre, qui se sait unique, quand cela n'est plus d'actualité de jouer les censeurs, même si la tentation à condamner l'acte et non pas l'individu peut exister, parce que ne pas le faire serait donner la personne en exemple ? Ne soyons pas plus moralistes que de raison. D'ailleurs, comment, avec le recul, qualifier de tels actes quand, dans l'autre plateau de la balance, il y a le poids d'une oeuvre artistique. Car, si la morale c'est l'action, alors
Paul Gauguin a choisi, selon ses propres critères.
L'écriture très littéraire et presque "picturale" adoptée par
Bertrand Leclair nous invite d'ailleurs à changer notre regard, et non à faire un procès, totalement inutile, puisque l'on ne peut revenir sur ce qui a été fait ni l'effacer.
Et nous voici devant l'homme et l'artiste
Paul Gauguin, pour lui poser la seule question qui vaille : est-ce par la faute de votre épouse et à cause d'elle que vous êtes devenu ce que vous avez été ? Soyez honnête, Monsieur Gauguin, au moment de planter là votre chère (puis maudite) Mette, la Danoise, n'est-ce pas plutôt grâce à elle que vous avez fait cette mue et que vous êtes devenu vous-même ? Si elle ne s'était opposée à vous, l'auriez-vous fait ce pas ?
Tout était-il écrit d'avance ? Rien de moins sûr. C'est, à lire
Bertrand Leclair entre les lignes, un véritable coup de pouce (et un coup de pied aux fesses), un électrochoc que Mette a donné à son époux,
Paul Gauguin, mais certes pas pour le résultat qu'elle escomptait : elle voulait qu'il renonçât à ses chimères, à ses ambitions artistiques, pour conjurer le mauvais sort et redresser une situation plus que compromise par une mauvaise gestion dans l'entreprise de fabrication de toiles de bâche imputrescibles qu'il aurait dû conduire au succès commercial. Des toiles ? Oui, il va en produire, et compter grâce à elles, mais des toiles d'un autre genre, comme le dit avec humour
Bertrand Leclair.
Mais cela c'est l'écorce. Et l'arbre alors ?
L'arbre de celui qui aurait pu s'y pendre, d'abord. Car Gauguin cherchait désespérément à éviter de se mettre une corde suicidaire au cou. Déjà qu'il avait celle du mariage. La même ? Comment donc ne pas en finir avec la vie ? En peignant.
Songeons que Gauguin, même libéré de ses obligations matrimoniales et paternelles par un simple départ - ou une
simple fuite - , n'a pas allongé pour autant ses jours en faisant ce qu'il aimait : né en 1848, il est mort en 1903. Sous ce rapport, Gauguin ressemble à Mozart et à
Rimbaud : vie pleine, remplie par l'art seul, pour lui par la peinture qui mange tout, et un amour addictif du tabac et de l'alcool, et peut-être d'autres plaisirs destructeurs. Positionnement de rupture aussi en matière artistique, un défi à relever et un risque à courir comme il le découvrira. le succès ne peut être immédiat pour lui puisqu'il refuse de faire de la peinture bourgeoise, de la peinture prisée par ceux qui raffolent de l'art affadi du Salon officiel. Il ne veut pas se rendre aimable.
Strindberg le note : "Cette personnalité se complaît dans l'antipathie qu'elle suscite". Même ce qu'il aime, il veut pour lui-même le brûler : l'Impressionnisme est en vie, et déjà il veut le dépasser, l'enterrer. Au moins ses attaques contre la peinture de salon (et du Salon) sont compréhensibles, car cette peinture est morte avant de voir le jour et figée comme un squelette dans sa fosse. Mais
peut-on en dire autant avec l'Impressionnisme ? En réalité, Gauguin ne condamne pas cette École : il se demande comment faire pour aller plus loin et quoi faire de mieux ? Pourquoi n'est-il donc pas satisfait ? Parce qu'il "prend" la peinture comme certains hommes veulent étreindre les femmes, et cela à un moment où la peinture semble prendre
un coup de vieux, car Gauguin sait bien que la peinture est maintenant sérieusement concurrencée par la photographie. Quelle place va-t-il se faire dans la famille des grands peintres - car il ne doute pas de devenir un peintre au-dessus du lot grâce à son oeuvre - et que va devenir la peinture avec lui ? Ne sera-t-il qu'un "autodidacte à l'ambition brutale", dont la Grande Peinture pourrait se passer ? Quelle vision a-t-il ? Il ne peut pas la traduire immédiatement dans ses toiles : le rejet de ce qu'il fait et de ce qu'il pense par son épouse, sa famille et par des milieux dont il pourrait espérer une aide le plonge un moment dans une stérilité qui le fait enrager. Mais impossible d'en rester là. de quel côté va-t-il tomber ? Dans une existence petite-bourgeoise conforme aux attentes de son épouse ? Ou "vertigineusement" dans la création artistique ? Suit une question rationnelle : Gauguin pourra-t-il vivre de sa peinture ? Il ne sait pas plus que les autres ce qui l'attend. Déjà qu'il a dilapidé l'héritage de sa mère en tableaux de valeur. En fuyant dans la peinture dès qu'il a une minute de libre, au lieu de s'occuper de redresser les comptes de son entreprise, qui est en train de baisser pavillon, il fait le désespoir de son épouse, à qui il a fait cinq enfants en dix ans. Pour sa belle-famille danoise - car tout cela se passe à Copenhague où Gauguin a accepté de suivre Mette -, il est devenu la bête noire, d'autant qu'il ne fait rien pour arranger les choses et qu'il ne cesse de remettre de (la peinture à) l'huile sur le feu ! On l'a pourtant aidé à démarrer, on lui a mis un pied à l'étrier, on lui a tout facilité, mais, soit incapacité soit malchance, il n'a pas su ou pas voulu faire. Et chacun de se demander : quand va-t-il remonter le courant ? Quand va-t-il se reprendre ? Jamais ! On le voit bien, il est indécrottable. Et de plus, c'est un incroyant, qui n'a pas peur de le clamer haut et fort et d'afficher son certificat d'athéisme dans une terre pétrie de protestantisme. le bruit s'en répand partout, achevant de le discréditer aux yeux de la bonne société. Qu'il est désespérant cet homme ! Et pourtant, on a pu croire en lui, car il a fait des efforts. Il a même semblé avoir d'autres centres d'intérêt que la peinture : il s'est un temps passionné pour la graphologie, mais ça a été bientôt pour dire le rapport qui pouvait exister entre elle et la peinture. Toujours la peinture ! Et puis le voilà qui emprunte, non pas pour tenter de remettre son affaire à flot, mais encore et toujours pour satisfaire son goût pour la peinture et s'acheter le matériel nécessaire.
Il lui prend même l'idée d'exposer ses oeuvres, mais pas les meilleures aux yeux des autres, le plus provocant plutôt ! Et ce qui vient, à la suite, ce ne sont pas les railleries, la furie ou l'indignation, mais le silence accusateur et assassin, ou le dédain. Il n'aura droit qu'à une comparaison sous la plume d'un critique, mais pas à son avantage. Il réagira en se présentant comme un génie non reconnu, que l'on veut blesser et humilier. Pour les spécialistes, le jugement est sans appel : ce peintre est un barbare, on le maudirait presque. Un damné vous dit-on !
Il n'en a cure et se dit qu'il n'est la cible que des béotiens et des sots. Car même si on ne veut pas de sa peinture, celle-ci est toujours là, seule ligne de fuite, seule trouée de ciel bleu dans un environnement ténébreux. Et que produit-il alors, au sortir d'un long hiver ? de la beauté pure, une peinture aux couleurs éclatantes. Une image du parc du Moulin-de-la-Reine, à Ostervold.
Est-ce gagné ? Va-t-il s'enraciner au Danemark, accepter la réalité en retrouvant sa sérénité ? L'illusion est de courte durée. Après ce moment de plénitude, de jouissance, d'accomplissement, dans l'éternité d'un instant, et même s'il veut trouver quelque chose de profitable à tous, pour rester sur place, malgré ce qu'il lui en coûte, il ne pourra résister longtemps. C'est que dans son sang coule un peu celui de sa grand-mère,
Flora Tristan, une femme qui n'a jamais
voulu se laisser dicter sa conduite. Ah! Si seulement Mette était une artiste, rien ne les séparerait. Lui remontent à la mémoire les souvenirs des jours heureux, des heures insouciantes, de l'époque où il était amoureux et acceptait d'avoir un fil à la patte, du rôle de Gustave Arosa qui l'avait fait entrer à la Bourse, cela juste après six années en mer sur un navire de guerre et des bâtiments de toutes sortes. Il n'a finalement revu Paris qu'en 1871, après la Commune. Il fait la connaissance de Mette grâce à Arosa, et il flambe pour elle. Se succèdent alors des fêtes et des bals costumés. C'est le temps des rires, des amusements, du bonheur simple. Mette aussi était amoureuse, et malgré leurs disputes actuelles, elle ne l'a pas oublié. Il lui arrive encore - elle se surprend à le faire - de prendre la défense de Gauguin devant sa famille. Mais à présent, c'est l'enfer. On ne peut plus se voir en peinture. Ceux qui s'aimaient sont devenus l'un pour l'autre des étrangers. En raison des difficultés financières, la peinture est devenue, entre Mette et Paul, un fossé de séparation aux bords infranchissables. Gauguin est mis soudain devant un choix de clarté : ou Mette et leurs enfants ou la peinture.
Une fois le choix fait, le chemin emprunté sera sans retour. Et si la manie de peindre ne quitte pas
Paul Gauguin, qu'il aille au grenier ou au diable !
François Sarindar, auteur de :
Lawrence d'Arabie. Thomas Edward, cet inconnu (2010)
Je pourrais prolonger cette critique sur des pages et des pages : j'en garde quelques-unes que je glisserai en commentaires.
La découverte de ce livre fort, de cette lecture marquante, je la dois à Piatka, que je remercie ici de tout mon coeur.