La guerre du whisky

Le dimanche 21 juin, dans l'après-midi, une délégation de voisins et de bouilleurs de cru se présenta chez Sonny Martin.
Ils arrivèrent tous en même temps, deux voitures et deux camionnettes qui s'avancèrent prudemment en remontant du vallon pour s'arrêter dans la cour de la ferme, en faisant attention à ne pas renverser les chiens qui couraient devant les roues. Les hommes sortirent des véhicules, ils portaient leurs salopettes du dimanche, leurs vestes et leurs chemises boutonnées jusqu'en haut. Ils s'assemblèrent en petits groupes, regardant la maison sans oser approcher. Ils n'avaient pas l'air pressé de monter sur la véranda et personne ne montrait l'exemple.
Sonny compta qu'ils étaient quatorze. Pas de femmes ni d'enfants. Que des hommes et des adolescents qui approchaient de la vingtaine. Les Worthman et les Stamper, monsieur McClendon et encore d'autres que Sonny ne connaissait pas très bien. Virgil Worthman se tenait à côté de son père, mais il n'y avait aucun des Blackwell, Dieu merci, c'était déjà ça. Sonny s'approcha de la table de la cuisine et remit son pistolet dans le tiroir. Aaron avait reposé le 12 contre le mur à côté de la cuisinière à bois.
"Tu as eu plus de visites en une semaine que ton père en dix ans", dit-il.
Quand Sonny sortit sur la véranda, ils le saluèrent tous d'un signe de tête. Et monsieur Worthman expliqua qu'ils s'arrêtaient sur le chemin du retour, et qu'ils revenaient de l'église.
"Il n'y avait pas de femmes à l'église ?" lui demanda Sonny.
Non, en fait, ils avaient eu une petite réunion après le service et tous les gars ici présents avaient décidé de venir lui parler.
Sonny attendait la suite.
"D'après ce qu'on a compris, tu fais encore du whisky ? dit monsieur Worthman.
- Un peu.
- Alors ils n'ont pas fermé ta distillerie.
- Pas encore.
- Parce qu'ils ont détruit tous nos alambics, à nous. Sauf les Blackwells. Et d'après ce qu'on sait, c'est les prochains sur la liste.
- Je suis vraiment désolé d'apprendre ça."
Et Virgil Worthman déclara : "Tu m'as pas l'air si désolé que çà. Tu donnes plutôt l'impression d'un type qui se fout pas mal de ce qui arrive à ses voisins."
Sonny ne prêta pas attention à Virgil et s'adressa à monsieur Worthman.
"Si je peux faire quelque chose, je vous aiderai volontiers.
- Il n'y a qu'une chose que tu puisses faire pour nous aider, répondit monsieur Wortman. Et tu sais ce que c'est.
- Que je leur donne mon whisky.
- Les cent cinquante tonneaux. C'est la seule façon pour qu'ils nous foutent la paix.
- Et c'est aussi facile que çà, hein ?
- Je ne dis pas que c'est facile. Je dis qu'il n'y a que ça à faire. Si on répare les alambics, ils vont les détruire à nouveau.
- Alors vous n'avez qu'à les cacher.
- C'est à moi maintenant de te demander si c'est aussi facile que ça. Ils ne trouveront plus rien et ils s'en iront, c'est ça ? Ces agents fédéraux, ils ne rigolent pas. Et ils ne partiront pas tant qu'ils n'auront pas ce qu'il veulent.
- Tu penses que c'est des agents fédéraux ?
- C'est ce qu'ils disent.
- Et si je disais que moi aussi je suis un agent fédéral, j'en serais un pour autant ?"
Virgil Worthman le regardait en plissant le front.
"Et qu'est-ce qu'ils sont alors, à ton avis, s'ils ne sont pas des agents fédéraux ?
- Des trafiquants, répondit Sonny. Des gangsters qu'on a recrutés contre nous.
- Ton copain aussi ?
- Je ne sais pas pour ce qui est de Frank Long, je ne sais pas s'il est authentique ou pas.
- Et même si c'est vrai, qu'est-ce que tu veux faire ? appeler la police à la rescousse ?
- D'accord. Si vous étiez tous à ma place, si vous comptiez sur ce whisky pour votre avenir, en sachant que vous pourriez en tirer assez d'argent pour acheter une bonne terre ou une affaire, qu'est-ce que vous feriez ?
Monsieur McClendon prit la parole.
"Je me demanderais ce que ça coûte à mes voisins, dit-il, à des gens qui ne distillent même pas mais qui souffrent à cause de ça.
- Je vois que tout le monde a de bons conseils à donner. Et vous, monsieur Worthman, qu'est-ce que vous feriez ?
- Je leur donnerais le whisky, Sonny.
- Et vous, monsieur Stamper, qu'est-ce que vous feriez ?
- Je les ai vus faire, dit Arley Stamper. Je serais plutôt d'accord avec toi, je crois que c'est des hors-la-loi.
- Et vous leur donneriez le whisky ?
- Oui.
- Eh ben moi pas, leur dit Sonny. Ils peuvent essayer de me le prendre, mais je ne le leur donnerai pas. Vous pouvez me dire que tout ce qui se passe, c'est ma faute, je ne leur donnerai quand même pas. Vous voulez mon conseil, si j'étais à votre place, je prendrais une décision. Si je distille ou pas. Et je m'y tiendrais. Mais j'irais pas pleurnicher à gauche ou à droite."
Ils le dévisagèrent d'un air sombre. Arley Stamper tourna les talons et traversa le groupe, les autres lui emboîtèrent le pas et regagnèrent les voitures et les camionnettes.
"Sonny, dit monsieur Worthman, toi, tu n'as pas de famille, c'est la différence.