L'auteur multiplie les références politiques qui vont de
Lénine à Chevenement en passant par le nihilisme qui sèment le trouble chez le lecteur et chez ses critiques qui ont parfois été jusqu'à le qualifier au mieux d'anar de droite au pire de rouge-brun.
Aussi faut-il pour lire
Jérôme Leroy garder une bonne dose d'esprit critique pour voir que derrière ces provocations se cachent un humanisme qui si'nterroge sur un présent des plus inquiétants qui provoque sa colère pour en tirer la substantifique moelle sans tomber dans l'éceuil de la désespérance (lire à ce propos la chronique qu'en fait
Eric Vial).
Le titre du roman vaut à lui seul un commentaire. Dans un épigraphe qui sonne comme une épitaphe,
Jérôme Leroy cite Baudoin de Bodinat et ses réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous sommes dans les tomes de la vie sur terre.
Ce philosophe méconnu, que certains rattachent au dadaïsme et aux situationnistes, émet des critiques sévères sur notre modernité et sur le rétrécissement de notre horizon voulue par notre monde industriel et marchand. Quelques clics sur votre moteur de recherche vous en diront plus sur sa pensée sombre mais décapante qui sans provoquer nécessairement l'adhésion pose question.
Toujours est-il que la "passante, très fugitive beauté, enfin aperçue mêlée aux fuyards d'un convoi de la déroute bactériologique" dont parle
Baudouin de Bodinat s'inspire elle-même à mon avis de la passante de
Charles Baudelaire que
Jérôme Leroy connaît bien.
A une passante
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet;
Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Un éclair… puis la nuit! - Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité?
Ailleurs, bien loin d'ici! trop tard! jamais peut-être!
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais!
Jérome Leroy, de livre en livre continue à peaufiner le descriptif de cet avenir inquiétant qui se profile si nous n'y prenons garde. Un monde où les territoires nationaux ont fait place à des eurorégions qui font la part belle à un capitalisme triomphant et condamnent de plus en plus d'invidus à vivre dans une précarité et un chaos innommables à la périphérie des villes sous la surveillance d'une police dont le budget dépasse de loin celui de la santé et de l'éducation.
Mais au sein même des villes qui échappent aux émeutes de l'eau des Outers, l'écart se creuse entre l'hyperclasse qui vit recluse dans ses lotissements luxueux surprotégés et le reste de la population. La tension monte à tel point dans ce monde sinistre que les autorités ont du se doter d'un service chargé de lutter contre les crimes aberrants qui se multiplient dans des proportions effrayantes.
Rien d'étonnant à cela si l'on considère que la fréquence et l'ampleur des pics de pollution ne cessent de croître, que les relations sociales se sont délitées à mesure que les ordinateurs et les robots sont devenus les compagnons ordinaires du quotidien des citadins, que la crainte de la maladie a confiné la libido à l'usage massif de sex-simulateurs et l'absorption obligatoire de pilules prophylactiques à chaque rapport, que fumer une cigarette ou boire un millésime sont devenus des actes de résistance à l'ordre établi pétri de puritanisme et de restriction des libertés individuelles.
Aussi lorsque l'épidémie de fièvre hémorragique va se déclarer chez les Outers comme dans les villes tout va aller très vite. D'ailleurs une des trouvailles de
Jérôme Leroy dans ce Bref rapport sur une très fugitive beauté est de faire parler le virus lui-même : "Finalement, nous sommes à votre image, à moins ce ne soit le contraire. Nous vous habitons comme vous habitez la Terre, épuisant des régions entières et passant à une autre pour ne pas mourir. Vos corps sont nos provinces."
L'écriture dense, stylée de
Jérôme Leroy nous fait suivre les témoins de cette apocalypse qui s'efforcent tous de se focaliser non pas sur le fléau que les Outers ont baptisé "La rouge" mais sur leur quête individuelle. L'arrestation d'un serial killer qui écorche ses victimes pour l'agent Canche membre de la police fédérale européenne, l'écriture pour l'écrivain atypique Raphaël Villars, l'assassinat de ce dernier pour Régis Roux membre d'une secte survivaliste qui attend la fin du monde, le sexe et la philosophie pour une tribu de jeunes de l'hyper-classe façonnés dans des éprouvettes mais rétifs à l'uniformité ambiante, la préparation d'une performance autour d'hologrammes tridimensionnels des tableaux surréalistes de
Paul Delvaux pour Juliette.
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