Il y a des années,
Claude Lévi-Strauss avait accepté de se raconter, de faire, étroitement mêlés, les récits de sa carrière d'anthropologue et de sa vie intellectuelle. «
De près et de loin » est un grand livre d'entretien qui éclaire, sans une ride, le parcours d'un scientifique de premier plan. Il est ici, au long cours de ses publications, bien évidemment question des remarquables travaux de l'anthropologue, notamment des conditions dans lesquelles ceux-ci se sont développés et imposés. «
De près et de loin » offre ainsi au lecteur un témoignage capital sur la vie des idées et le fonctionnement du champ scientifique du moment. Dans tout l'ouvrage, la dualité de pouvoir, entre un pôle qui a pour enjeu le monopôle de l'autorité scientifique et un pôle symbolique où prévalent les enjeux proprement intellectuels, est patente. Si la vérité semble assez indépendante des conditions sociales, tournant les pages, il apparait cependant que le champ de la connaissance est le lieu de véritables rapports de force et de monopôles, de luttes et de stratégies, d'intérêts et de profits.
Claude Lévi-Strauss aussi n'hésite pas à parler des conduites qu'il a su adopter pour s'ajuster aux diverses situations en fonction, d'un côté, les espaces possibles qui se présentaient à lui, et de l'autre, les dispositions qui étaient les siennes à un instant donné. Ainsi, il justifie un chapitre polémique avec
Jean-Paul Sartre de la façon suivante : « La Critique de la raison dialectique avait paru en 1960 alors que j'écrivais
La pensée sauvage ». Il y a chez lui une adhésion manifeste au jeu (au sens que donne à ce mot
Pierre Bourdieu) et une recherche de profits symboliques dans la confrontation avec l'intellectuel le plus en vue de son temps. La très longue carrière de
Claude Lévi-Strauss permet d'ailleurs de distinguer les attitudes défensives adoptées par le vieil homme occupant une position dominante, c'est-à-dire celles visant à conserver les rapports de force qui structurent l'espace social, des attitudes de subversion de l'orthodoxie d'autrefois visant à transformer l'espace social. Ainsi, il oppose à la force des idées défendue par
Jean-Paul Sartre, une pensée des individus faite d'habitudes et d'usage. Il reproche à l'intellectuel de broyer les gens sous les meules de la raison et de pulvériser ainsi des genres de vie fondés sur une longue tradition.
Claude Lévi-Strauss, interrogé par l'excellant
Didier Eribon, parle également de ses amis, de ses engagements, de ses goûts littéraires, philosophiques et artistiques, en vérité eux aussi fort changeants. Mais surtout, il donne à un large public de non-spécialistes une voie d'accès à ses travaux, dont il fait comprendre ici la portée et les enjeux.
Le vocabulaire structuraliste fournit à l'anthropologue des notions précieuses comme celles d'opposition binaire ou non, de forme marquée, etc. Cependant, en ce qui le concerne, les emprunts à la linguistique, en dehors de l'inspiration générale, se réduisent au rôle de l'activité inconsciente de l'esprit dans la production de structures logiques ; au principe fondamental que les éléments constitutifs des faits sociaux n'ont pas de signification intrinsèque, que celle-ci résulte de leurs positions. La notion de structure toutefois ne peut être conçue par
Claude Lévi-Strauss séparée de celle essentielle de transformation. La structure en effet ne se réduit pas au système, à l'ensemble composé d'éléments et de relations qui les unissent. Il faut qu'entre les éléments et les relations de plusieurs ensembles apparaissent des rapports invariants tels qu'on puisse passer de l'un à l'autre au moyen d'une transformation. Ainsi, lorsque
Claude Lévi-Strauss invoque le seul principe de l'échange des femmes entre les sous-groupes pour rendre compte de toutes les règles du mariage, il est nécessaire que ces règles, différentes selon le temps et le lieu, soient des transformations optionnelles ou contextuelles d'une réalité invariante à un niveau plus profond.
Claude Lévi-Strauss restaure ainsi la notion de nature humaine en raison d'un cerveau identique et par conséquent de contraintes identiques s'exerçant sur le fonctionnement de l'esprit. L'esprit humain se meut dans un champ limité de possibles de sorte que des configurations mentales peuvent être repérées, il travaille à partir d'un répertoire fini de structures formelles. L'activité inconsciente de l'esprit conduit à imposer des formes similaires des sociétés. Les populations voisines ont donc des organisations sociales parentes dont les différences peuvent être interprétées comme les étapes d'une transformation. Les différences et les ressemblances entre les mythes de ces populations peuvent s'expliquer de cette façon. Cependant, la méthode comparatiste chez
Claude Lévi-Strauss ne consiste pas à comparer au préalable et à généraliser ensuite. C'est la généralisation chez lui au contraire qui fonde et rend possible la comparaison. Devant une pluralité d'expériences, il commence d'abord par chercher à quel niveau il convient de se placer pour que les faits observés et décrits soient mutuellement convertibles. Et c'est seulement lorsqu'il a réussi à les formuler dans une langue commune et grâce à un approfondissement préalable que les comparaisons deviennent pour lui légitimes. Chaque détail d'un mythe pris en lui-même n'a besoin de rien signifier car c'est dans leur rapport différentiel que réside leur intelligibilité. Partant des mythes qui font de l'invention ou la découverte de la cuisson des aliments le critère de passage de la nature à la culture,
Claude Lévi-Strauss aboutit ainsi à des mythes où cette ligne de démarcation est l'acceptation ou le refus des échanges économiques, c'est-à-dire l'acceptation ou le refus d'une vie sociale dépassant les frontières du groupe.
Il y a eu dans la pensée occidentale une rupture ferme entre les qualités secondes données de la sensibilité et les qualités premières non tributaires des sens.
Claude Lévi-Strauss, s'agissant de «
La pensée sauvage » rebelle à cette distinction, voulait rendre justice dans son oeuvre à une pensée qui mène toute sa réflexion au niveau des qualités du sensible et qui parvient à construire une vision du monde efficace, cohérente et logique. de la même façon, il souhaitait mettre en avant une manière de réfléchir des peuples premiers qui récuse moralement notre besoin de morceler, diviser en parcelles la difficulté pour mieux la résoudre. Pour les peuples premiers, une explication en effet vaut à condition d'être totale. Leur esprit, à l'opposé de la méthode cartésienne, par un refus de diviser la difficulté, n'accepte jamais de réponse partielle, aspire à des explications englobant la totalité des phénomènes. le propre du mythe, c'est confronté à un problème, de le penser comme homologue à d'autres qui se pensent sur d'autres plans et de rendre compte de tout ensemble. La signification que peut offrir un mythe, nous dit
Claude Lévi-Strauss, n'existe pas pour ceux qui le racontent ou l'écoutent à tel ou tel moment et dans des circonstances déterminées, n'existent que le rapport à d'autres significations que le mythe peut offrir pour d'autres narrateurs ou auditeurs, à d'autres moments et dans d'autres circonstances. le mythe propose ainsi une grille qui permet de déchiffrer un sens, non du mythe lui-même, mais de tout le reste. La matrice d'intelligibilité fournie par le mythe donne donc sa cohérence au monde.
Claude Lévi-Strauss enfin distingue l'histoire traditionnelle, reposant sur des écrits, de l'histoire inconsciente que l'ethnologie structuraliste, derrière les pratiques, cherche à atteindre. Il distingue donc les cas limites des sociétés froides étudiées par les ethnologues, des sociétés chaudes étudiées par les historiens (aucune société n'étant complètement l'une ou l'autre). Il se réfère là à l'attitude subjective que les sociétés adoptent par rapport à l'histoire. Les sociétés premières se rêvent comme sans histoire car leur idéal serait de rester dans l'état où les Dieux, les ancêtres les ont créés à l'origine des temps. Les sociétés occidentales quant à elles font de l'histoire, critiquant ou légitimant l'évolution de la société dans laquelle ils vivent, un élément au contraire de leur conscience morale. Cependant, si des cultures bougent et d'autres pas, ce n'est pas pour
Claude Lévi-Strauss en raison de la supériorité des premières mais le fait seul des circonstances historiques ou géographiques. Leur différence d'ailleurs rend leur rencontre toujours féconde mais conduit aussi à l'uniformisation. Il faut donc que chaque culture se développe grâce aux échanges avec les autres mais en y mettant une certaine résistance, sinon elle n'aurait très vite plus rien qui lui appartienne en propre. Il faut que les cultures, chacune attachée à un style de vie, à un système de valeurs, veillent à leurs particularismes. En conclusion pour
Claude Lévi-Strauss, l'absence et l'excès de communication ont l'un et l'autre leurs dangers.