LA MORT OU... LA VIE !
Nous sommes en 1907. Cela va bientôt faire dix riches, tumultueuses et créatives années que
Jack London est revenu de son expédition -qui aurait très bien pu finir en catastrophe pour lui, puisqu'il y attrapa le scorbut- le long de la rivière Yukon dans ce Klondike froid et mystérieux, héroïque et ardu, parfois plus silencieux que la tranquillité de la mort... Une terre ou l'on ne peut mentir, sans quoi la fin est inévitablement au bout de la route !
En 1907,
Jack London a déjà, en grand maître du récit et de la nouvelle, largement commencé à bâtir sa légende -ne le surnomme-t-on pas "le
Kipling du froid" ? - et son succès : L'appel sauvage (si mal traduit par : "
L'appel de la forêt"), "
Le loup des mers" et surtout, l'année précédente, son futur succès mondial, "
Croc-blanc" sont dans toutes les mémoires. Par ailleurs, ses nombreuses publications en revue, généralement reprises par lui en recueil, lui assurent tout à la fois confort financier et popularité. Son engagement politique est au plus haut, sa seconde épouse, Charmian, est autant une partenaire qu'une amie et qu'une amante et, n'était cet alcoolisme dont il parlera si crûment dans "
John Barleycorn", le romancier vit certaines de ses plus belles années.
Malgré ces presque dix années d'éloignement et ces succès qui s'accumulent, dont beaucoup liés à ses aventures canadiennes, London est loin, très loin d'avoir tout raconté, tout narré, tout exploré de ses pérégrination dans ces régions circumpolaires. "
L'amour de la vie" est donc, une fois de plus, et juste avant le célèbre "
Construire un feu", le terrible "
Radieuse aurore" ainsi que l'ultime et drolatique "Smoke Bellew", de cette veine-là. Recueil superbe s'il en est que l'on ne peut lire, pour nous français, sans une certaine émotion puisque ce fut le premier, ET LE SEUL, ouvrage dans notre langue publié du vivant de son auteur, grâce au traducteur et écrivain australien d'origine française
Paul Wenz, par ailleurs ami d'
André Gide. Les deux hommes se rencontrèrent même dans la propriété du second, tandis que
Jack London se remettait, difficultueusement, des ultimes pépins de santé de sa croisières sur le Snark. Une amitié en découla, ainsi que cette très belle traduction - qui n'a pas trop pris de ride - de
Wenz, publiée en 1914 chez Gallimard.
Que dire, alors, de ce septième recueil de huit nouvelles de l'auteur californien ? En premier lieu, que ce titre (pour une fois bien traduit en français) est des plus trompeurs ! Car cet "Amour de la vie" est, au fil des pages, environné par la mort et les décès de toutes sortes : accidentels, meurtriers, d'épuisement, de maladie, de vieillesse... C'est le cas dès l'ouverture avec la nouvelle qui porte le titre de l'ouvrage "
L'amour de la vie" qui voit la mort d'un des deux protagonistes, dévoré par des loups, tandis que le second, au bord de l'épuisement total, rampe à quatre pattes sur la glace afin d'échapper aux crocs acérés mais, tant qu'il est vivant, sans danger d'un loup malade, étique, lui aussi épuisé. Dans "La manière des blancs", ce sont deux vieux indiens, au seuil de leur propre fin, qui évoquent leurs deux fils, morts l'un après l'autre "par la faute des blancs". Un peu plus loin, c'est la condamnation par pendaison d'un homme qui, prit de folie jugulée à son rêve de s'en retourner voir sa mère en Irlande, en a massacré deux autres, pensant partir avec leur or gagné à la sueur de leur front. La superbe et envoûtante nouvelle "La piste des soleils" voit la mort de deux hommes : celle accidentelle d'un détective engagé par deux jeunes gens désirant satisfaire leur soif inouïe de vengeance et donc, tout à la fin, et dans un état de délabrement physique des uns et des autres, l'assassinat de cet homme dont on n'apprendra rien ! Pour terminer, c'est le décès par balles, en état d'apothéose, d'un indien ayant pu prouver qu'il n'était pas un lâche et qu'il méritait amplement la confiance de celle qu'il venait d'épouser. Seules trois nouvelles ne connaissent pas un tel sort. Mais dans la première d'entre elles, "Le logement d'un jour", on assiste à l'ultime fin d'une histoire d'amour doublée d'un cocuage ; lequel trouve sa résolution aussi cynique qu'imprévue dans un cabanon situé dans ce grand nord canadien tant affectionné par l'auteur. Quant à Keesh, bien qu'étant une très belle histoire d'un jeune garçon, plus malin que ses congénères, décidé à survivre et à rendre sa dignité à sa mère, cette lutte réussie pour la survie s'accompagne malgré tout du massacre d'un nombre étonnant d'ours blancs. La plus tendre et la moins violente, enfin, de ces nouvelles - écrite la même année que
Croc-Blanc et qui en reprend une certaine thématique - se termine malgré tout, dans un choix rien moins que cornélien pour ce beau chien-loup, par la fin d'une amitié pour un couple d'humain au détriment d'un autre humain et... de l'appel du froid.
Bien entendu, la mort, quelle qu'en soit la forme, n'est pas la seule thématique de ce recueil de nouvelles finalement assez violentes et rude, mais c'en est, assurément, l'une des clés. Dans ce contexte, que peut-il rester pour la vie ? Énormément, en vérité et tout particulièrement un appétit plus que mordant, désespéré parfois, comme dans la nouvelle-titre où l'on suit ce malheureux trappeur souffrir au-delà de ce qui est imaginable : la faim, le froid, la solitude -son seul compagnon l'ayant devancé sans un regard derrière lui après qu'il se fut foulé la cheville- la douleur physique, donc, la peur -de perdre sa route, d'être dévoré-, la folie à certain moments. On peine à imaginer comment un être humain, normalement bâti et bien qu'habitué à des conditions extérieures extrêmes, puisse seulement survivre à toutes ces épreuves sans un appétit de vivre proprement surhumain. C'est l'homme nietzschéen totalement dénudé qu'il nous est donné à contempler ! (Et London avait beaucoup
Nietzsche, même si avec les erreurs d'interprétation de son époque, même s'il en critiquait ses théories, comme c'est le cas dans "
Le loup des mers" et le célèbre "
Martin Eden"). C'est encore la vie, dans ce qu'elle a de plus troublant -peut-être de plus infâme- qui permet au jeune couple de "La piste des soleils" de survivre à des conditions auxquels ils ne sont ni préparés ni habitués. Notons, au passage, que cette nouvelle richesse extrême et presque surabondante aborde d'autres thèmes comme celui de la vérité dans l'art, la mémoire, le temps, l'honneur, la servitude par le travail, etc.
Alors oui, définitivement oui : La vie est là, entre ces pages, dans ces histoires d'une force intense. Elle est là, et bien là, parce que le sens de l'existence est la lutte, la lutte contre les événements, une lutte contre les autres ou contre soi-même, une lutte contre le temps et les heures. Elles sont terribles ces pages que notre "
Kipling du Nord" nous présente cette fois. Et tellement éloignées du London socialiste, généreux, croyant en la camaraderie, en la solidarité et que l'on a pu lire par ailleurs. Éloignées, tant que cela ? En apparence, pour une part, puisque ces luttes sont presque toutes solitaires et aboutissent presque invariablement à des fins désastreuses ou d'un cynisme à faire peur.
Un recueil acerbe et sombre plus qu'il n'y parait -comme fort souvent chez cet auteur - Un recueil en forme de lutte, par le boxeur amateur qu'il fut...
...Une lutte à mort, on l'aura bien compris !