L'intérêt souverain

(42%) Sahlins confirme à sa manière la conscience intime que les sociétés archaïques ont de l’intérêt — au cœur du don mais aussi en deçà du don. Montrant les affleurements du conatus à l’état le plus brut, c’est-à-dire comme self-interest pronateur, il fait par-là même sentir combien la résurgence de la violence captatrice élémentaire demeure l’horizon permanent et angoissant de ces collectivités. Le degré de refoulement des égoïsmes y apparaît comme une fonction non linéaire de l’intensité de la pénurie alimentaire. En période d’abondance, la nécessité du partage se faisant moins sentir, les incitations à la mise en commun et à la distribution organisée des ressources sont moins fortes, et chacun est davantage enclin à envisager sa reproduction matérielle sur un mode « privatif ». Il faut la disette, c’est-à-dire une menace pesant sur tous, pour réactiver le réflexe de solidarité et faire jouer les mécanismes « classiques » de la réciprocité : interdiction de conserver pour soi les proies capturées, organisation de la reproduction alimentaire à l’échelle de la collectivité et non plus des foyers séparés, etc. Tout change, pourtant, si cette disette s’approfondit et dépasse un seuil critique. Les Maoris qualifient de biša-baša ces époques de grande pénurie et les comportements qu’elles font alors surgir : « Il y a des temps biša-baša “plus particulièrement vers la fin de l’hiver, lorsque les gens de la maison cachent les réserves de nourriture, même aux parents” (Price, 1962, p. 47d). » Il suffit de cette allusion aux dissimulations à l’endroit même des plus proches pour faire pressentir le réarmement soudain des égoïsmes lorsque les conditions de la reproduction matérielle sont dégradées au point de mettre en jeu la survie pure et simple.