Le voyage d'un esthète, à travers les collines boisées et les temples richement ornés. Un détour par un bal ; chemins empruntés en voiture tirée par des coureurs.
"Somnambule et naïf comme un qui a visité, senti, exprimé tous les paysages du vaste monde sans jamais regarder un seul être."
Ces mots de Léon Daudet, un peu durs, s'approchent néanmoins, du moins dans ces Japoneries, de la transcription du voyage de Loti.
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Dimanche, 9 décembre 1900. — Réveillé tard, après une telle nuit de grande secouée, j’ouvre mon sabord, pour saluer le Japon.
Et il est bien là, toujours le même, à première vue du moins, mais uniformément feutré de neige, sous un pâle soleil qui me déroute et que je ne lui connaissais point. Les arbres verts, qui couvrent encore les montagnes comme autrefois, cèdres, camélias et bambous, sont poudrés à blanc, et les toits des maisonnettes de faubourg, qui grimpent vers les sommets, ressemblent dans le lointain à des myriades de petites tables blanches.
Aucune mélancolie de souvenir, à revoir tout cela, qui reste joli pourtant sous le suaire hivernal ; aucune émotion : les pays où l’on n’a ni aimé ni souffert ne vous laissent rien. Mais c’est étrange, au seul aspect de cette baie, quantité de choses et de personnages oubliés se représentent à mon esprit : certains coins de la ville, certaines demeures, et des figures de Nippons et de Nipponnes, des expressions d’yeux ou de sourire. En même temps, des mots de cette langue, qui semblait à jamais sortie de ma mémoire, me reviennent à la file ; je crois vraiment qu’une fois descendu à terre je saurai encore parler japonais.
Au soleil de deux heures, la neige est partout fondue. Et on voit mieux alors toutes les transformations qui se dissimulaient ce matin sous la couche blanche.
Çà et là des tuyaux d’usine ont coquettement poussé, et noircissent de leur souffle les entours. Là-bas, là-bas, au fond de la baie, le vieux Nagasaki des temples et des sépultures semble bien être resté immuable, — ainsi que ce faubourg de Dioudjendji que j’habitais, à mi-montague ; — mais, dans la concession européenne, et partout sur les quais nouveaux, que de bâtisses modernes, en style de n’importe où ! Que d’ateliers fumans, de magasins et de cabarets !
Et puis, où sont donc ces belles grandes jonques, à membrure d’oiseau, qui avaient la grâce des cygnes ? La baie de Nagasaki jadis en était peuplée ; majestueuses, avec leur poupe de trirème, souples, légères, on les voyait aller et venir par tous les vents ; de petits athlètes jaunes, nus comme des antiques, manœuvraient lestement leurs voiles à mille plis, et elles glissaient en silence parmi les verdures des rives. Il en reste bien encore quelques-unes, mais caduques, déjetées, et que l’on dirait perdues aujourd’hui dans la foule des affreux batelets en fer, remorqueurs, chalands, vedettes, pareils à ceux du Havre ou de Portsmouth. Et voici de lourds cuirassés, des « destroyers » difformes, qui sont peints en ce gris sale, cher aux escadres modernes, et sur lesquels flotte le pavillon japonais, blanc orné d’un soleil rouge.
Le long de la mer, quel massacre ! Ce manteau de verdure, qui jadis descendait jusque dans l’eau, qui recouvrait les roches même les plus abruptes, et donnait à cette baie profonde un charme d’Éden, les hommes l’ont tout déchiqueté par le bas ; leur travail de malfaisantes fourmis se révèle partout sur les bords ; ils ont entaillé, coupé, gratté, pour établir une sorte de chemin de ronde, que bordent aujourd’hui des usines et de noirs dépôts de charbon.
Et très loin, très haut sur la montagne, qu’est-ce donc qui persiste de blanc, après que la neige est fondue ? Ah ! des lettres, — japonaises, il est vrai, — des lettres blanches, longues de 10 mètres pour le moins, formant des mots qui se lisent d’une lieue : un système d’affichage américain ; une réclame pour des produits alimentaires !
Mardi, 11 décembre. — Un soleil d’arrière-automne, chaud sans excès, lumineux comme avec nostalgie, tel, à cette saison, le soleil au midi de l’Espagne ; un soleil idéal, s’attardant à dorer les vieilles pagodes, à mûrir les oranges et les mandarines des jardinets mignards…
De peur d’être trop déçu, j’ai préféré attendre ce beau temps-là, pour quitter mon navire et faire ma première visite au Japon.
Donc, aujourd’hui seulement, surlendemain de mon arrivée, me voici errant au milieu des maisonnettes de bois et de papier, un peu désorienté d’abord par tant de changement survenus dans les quartiers voisins de la mer, et puis me reconnaissant davantage aux abords des grands temples, au fin fond du vieux Nagasaki purement japonais.
Quoi qu’on en ait dit, il existe bien toujours, ce Japon lointain, malgré le vent de folie qui le pousse à se transformer et à se détruire. Quant à la mousmé, je la retrouve toujours la même, avec son beau chignon d’ébène verni, sa ceinture à grandes coques, sa révérence et ses petits yeux si bridés qu’ils ne s’ouvrent plus ; son ombrelle seule a changé : au lieu d’être à mille nervures et en papier peint, la voici, hélas ! en soie de couleur sombre, et baleinée à la mode occidentale. Mais la mousmé est encore là, pareillement attifée, aussi gentiment comique, et d’ailleurs innombrable, emplissant les rues de sa grâce mièvre et de son rire. Du côté des hommes, les gracieux chapeaux melons et les petits complets d’Occident ne sont pas sensiblement plus nombreux que jadis : on dirait même que la vogue en est passée.
Comme c’est drôle ! j’ai été quelqu’un de Nagasaki, moi, il y a longtemps, longtemps, il y a beaucoup d’années… Je l’avais presque oublié, mais je me le rappelle de mieux en mieux, à mesure que je m’enfonce dans cette ville étrange. Et mille choses me jettent au passage un mélancolique bonjour, avec une petite gerbe de souvenirs, — mille choses : les cèdres centenaires penchés autour des pagodes, les monstres de granit qui veillent depuis des âges sur les seuils, et les vieux ponts courbes aux pierres rongées par la mousse.
Des bonjours mélancoliques, disais-je… Mélancolie des quinze ans écoulés depuis que nous nous sommes perdus de vue, voilà tout. Par ailleurs, pas plus d’émotion que le jour de l’arrivée : c’était donc bien sans souffrance et sans amour que j’avais passé dans ce pays.
Ces quinze années pourtant ne pèsent guère sur mes épaules. Je reviens au pays des mousmés avec l’illusion d’être aussi jeune que la première fois, et, ce que je n’aurais pu prévoir, bien moins obsédé par l’angoisse de la fuite des jours ; j’ai tant gagné sans doute en détachement que, plus près du grand départ, je vis comme s’il me restait au contraire beaucoup plus de lendemains. En vérité, je me sens disposé à prendre gaiement notre séjour imprévu dans cette baie, qui est encore, à ce qu’il semble, l’un des coins les plus amusans du monde…
Sur le soir de cette journée, presque sans l’avoir voulu, je suis ramené vers Dioudjendji, le faubourg où je demeurais : l’habitude peut-être, ou bien quelque attirance inavouée des sourires de Mme Prune… Je monte, je monte, me figurant que je vais arriver tout droit. Mais qui croirait que, dans ces petits chemins jadis si familiers, je m’embrouille comme dans un labyrinthe ?… et me voici tournant, retournant, incapable de reconnaître ma demeure…
Tant pis ! ce sera pour un autre jour peut-être. Et puis, j’y tiens si peu !
Il fait plus chaud en redescendant. Les cigales chantent comme au beau mois de juin et des singes sautent dans les branches, en criant avec des voix d'oiseaux, aigres et vilaines. Quel pays où tout est bizarre, ce Japon ! Un hiver presque comme celui de France, avec des gelées, des neiges, et les cycas poussent tout de même, les bambous deviennent grands comme des arbres ; d'un bout de l'année à l'autre les cigales chantent ; les singes frileux trouvent moyen de vivre dans les bois, les campagnards vont presque nus aux champs, et tout le monde grelotte dans des maisons de papier. Vraiment on dirait d'un pays tropical qui serait remonté vers le nord sans s'en apercevoir, étourdiment, sans prendre ses dispositions d'hiver.
Surtout par un soleil nostalgique, d’une tiédeur d’orangerie, comme celui de ce soir, je ne sais pas s’il existe au monde un lieu plus adorable : c’est un labyrinthe de petites terrasses superposées, de petites sentes, de petites marches, parmi la mousse, le lichen et les plus fines capillaires aux tiges de crin noir. En s’élevant, on domine bientôt toutes les antiques pagodes, rangées à la base de cette montagne comme pour servir d’atrium aux quartiers aériens où dorment les générations antérieures ; la vue plonge alors sur leurs toits compliqués, leurs cours aux dalles tristes, leurs symboles, leurs monstres. Au-delà, toute cette ville de Nagasaki, vue à vol d’oiseau, étale ses milliers de maisonnettes drôles, couleur vieux bois et de poussière ; au-delà encore, viennent les rives de verdure, la baie profonde, la mer en nappe bleue, la tourmente géologique d’alentour, l’escarpement des cimes, tout cela lointain et comme apaisé par la distance. L’apaisement, la paix c’est surtout ce que l’on sent pénétrer en soi, plus on séjourne dans ce lieu et plus on monte ; mais pour nous elle est très étrange, la paix que cette ville des morts exhale avec la senteur de ses cèdres et la fumée de ses baguettes d’encens : paix de ces milliers d’âmes défuntes qui perçurent le monde et la vie à travers de tout petits yeux obliques et dont le rêve fut si différent du nôtre. Ils sont innombrables, les êtres dont la cendre se mêle ici à la terre ; les bornes tombales, inscrites de lettres inconnues, se groupent par familles, se pressent sur le flanc de la montagne comme une multitude assemblée pour un spectacle : il en est de si anciennes, de si usées qu’elles n’ont plus de forme. Et tout ce versant regarde le Sud et l’Ouest, de façon à être constamment baigné de rayons, le soir surtout, attiédi et doré même quand décline le soleil d’hiver, comme en ce moment. Le long des étroits sentiers, aujourd’hui semés de feuilles mortes, qui grimpent vers les cimes, on passe parfois devant des alignemens de gnomes assis sous la retombée des fougères, bouddhas en granit de la taille d’un enfant, la plupart brisés par les siècles, mais chacun ayant au cou une petite cravate d’étoffe rouge, nouée là par les soins de quelque main pieuse. Par exemple, de personnages vivans, on n’en rencontre guère ; un bûcheron, de temps à autre, un rêveur ; une mousmé qui par hasard ne rit pas, ou une vieille dame apportant des chrysanthèmes, allumant sur une tombe une gerbe de ces baguettes parfumées qui donnent à l’air d’ici une senteur d’église. Il y a des camélias de cent ans, devenus de grands arbres ; il y a des cèdres qui penchent au-dessus de l’abîme leurs énormes ramures, noueuses comme des bras de vieillard. Des capillaires de toute fantaisie, longues et fragiles, forment des amas de dentelles vertes, dans les recoins qui ont la tiédeur et l’humidité des serres. Mais ce qui envahit surtout les tombes et les terrasses des morts, c’est une certaine plante de muraille, empressée à tapisser comme le lierre de chez nous, une plante charmante aux feuilles en miniature, qui est l’amie inséparable de toutes les pierres japonaises.
On reçoit en plein les rayons rouges du soir, en ce moment, dans les hauts cimetières tranquilles ; les feuilles mortes, le long des chemins, semblent une jonchée d’or, — en attendant qu’elles se décomposent pour féconder les mousses et tout le petit monde délicat des fougères. Les bruits d’en bas arrivent à peine jusqu’ici ; la ville, aperçue dans un gouffre, au-dessous de ses pagodes et de ses tombes, n’envoie point sa clameur vers le quartier de ses morts : dans ce calme idéal, dans cette tiédeur, comme artificielle, épandue sur la nécropole par le soleil d’hiver, les âmes d’ancêtre, même les plus dissoutes par le temps, doivent reprendre un peu de conscience et de souvenir.
Enfin, des froufrous dans l’escalier, des rires d’enfant, des pas légers qui montent : « Les voilà, monsieur, les voilà ! » Il était temps, j’allais me lever pour partir.
Entre d’abord une frêle créature, un diminutif de jeune fille, en longue robe de crépon gris souris, avec une ceinture rose fleur-de-pêcher, nouée par derrière, et dont les coques ressemblent aux ailes d’un papillon géant qui se serait posé là. C’est Mlle Matsuko, la musicienne, qui se prosterne ; le hasard m’a bien servi, car elle est fine et jolie.
Ensuite paraît le plus étrange petit être que j’aie jamais vu dans mes courses par le monde, moitié poupée et moitié chat, une de ces figures qui, du premier coup se gravent, par l’excès même de leur bizarrerie, et que l’on n’oublie plus. Elle s’avance, en souriant du coin de ses yeux bridés ; sa tête, grosse comme le poing, se dresse invraisemblable, sur un cou d’enfant, un cou trop long et trop mince, et son petit corps de rien se perd dans les plis d’une robe extravagante, à grands ramages, à grands chrysanthèmes dorés. C’est Mlle Pluie-d’Avril, la danseuse, qui se prosterne aussi.
Elle avoue treize ans, mais, tant elle est petite, menue, fluette, on lui en donnerait à peine huit, n’était parfois l’expression de ses yeux câlins et drôles où passe furtivement, entre deux sourires très enfantins, un peu de féminité précoce, un peu d’amertume. Telle quelle, délicieuse à regarder dans ses falbalas d’Extrême-Asie, déroutante, ne ressemblant à rien, indéfinissable et insexuée, Je ne m’ennuie plus, je ne suis plus seul ; j’ai rencontré le jouet que j’avais peut-être vaguement désiré toute ma vie : un petit chat qui parle.
Avant que la représentation commence, je dois faire les honneurs de ma dînette à mes impayables petites invitées ; donc, sachant depuis longtemps les belles manières nipponnes, je lave moi-même, dans un bol d’eau chaude, apporté à cet usage, la tasse en miniature où j’ai bu, j’y verse quelques gouttes de saki, et les offre successivement aux deux mousmés ; elles font mine de boire, je fais mine de vider la coupe après elles, et nous échangeons de cérémonieuses révérences : l’étiquette est sauve.
Maintenant, la guitare prélude. Le petit chat s’est levé, dans les plis de sa robe mirifique ; du fond de sa boîte de laque, il retire des masques, se choisit une figure qu’il ne me montre pas, l’attache sur son minois comique en me tournant le dos, et brusquement se refait voir !… Oh ! quelle surprise !… Où est-il, mon petit chat ?… Il est devenu une grosse bonne femme, à l’air si étonné, si naïf et si bête que l’on ne se tient pas d’éclater de rire. Et il danse, avec une bêtise voulue, qui est vraiment du grand art.
Nouvelle volte-face, nouveau plongeon dans la boîte à malice, choix d’un nouveau masque attaché prestement, et réapparition à faire frémir… Maintenant c’est une vieille, vieille goule, au teint de cadavre, avec des yeux à la fois dévorans et morts dont l’expression est insoutenable. Cela danse tout courbé, comme en rampant ; cela conserve des bras de fillette qui, tout le temps fauchent dans l’air, de grandes manches qui s’agitent comme des ailes de chauve-souris. Et la guitare, sur des notes graves, gémit en trémolo sinistre…
Quand la mousmé ensuite, sa danse finie, laisse tomber son masque affreux pour faire la révérence, on trouve d’autant plus exquise, par contraste, son amour de petite figure.
C’est la première fois qu’au Japon je suis sous le charme…
En partenariat avec l'Opéra National de Bordeaux, rencontre avec Alain Quella-Villéger autour de l'oeuvre de Pierre Loti. Entretien avec Christophe Lucet.
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