Alors, alors, alors. Voilà que nous allons nous attaquer à un gros morceau, qui m'aura donné du fil à retordre. On aurait pu penser que le gros morceau en question, ce serait, par exemple,
Oedipe Roi de
Sophocle. Même pas. Attention, je ne dis pas que
Sophocle, c'est du gâteau. Mais j'ai réellement cru que
La Princesse Maleine allait venir à bout de moi. Préparer cette critique, c'était pire que de m'atteler à celle des Suppliantes (si vous avez lu ma critique des Suppliantes, vous savez de quoi je parle ; pour ceux qui ne l'ont pas lue, c'est mal). Et pourtant, je me souviens bien d'avoir écrit en commentaire sous une critique de 5Arabella (innocente que j'étais!) que
La Princesse Maleine, ça se comprenait assez facilement. Ah ah ! Ah ah ah !
Nous allons donc nous pencher sur les débuts de Maeterlinck, ce que je ne renouvellerai pas par la suite (car oui, vous allez supporter mes critiques de Maeterlinck pendant un certain temps). Maeterlinck était un paisible avocat, mais peu doué selon ses dires, et bien plus attiré par la littérature que par le droit. Fréquentant le milieu symboliste, notamment Villiers de L'Isle-Adam dont la personnalité l'a beaucoup marqué, il s'engage peu à peu dans la voie d'une littérature plutôt audacieuse pour l'époque. Il avait bien écrit deux ou trois petits trucs avant, comme le massacre des innocents ou Machins typhoïdes (j'ai pas le titre en tête, mais j'ai lu le texte, j'ai pas capté grand-chose et surtout ça ne m'intéressait pas trop)... Ah oui, c'est pas Machins typhoïdes mais Visions typhoïdes, ce qui sonne effectivement mieux. Mais passons. Donc après ces deux textes, dont le second annonçait tout de même un certain mysticisme qui allait marquer toute la littérature de Maeterlinck, et peut-être surtout ses essais, voilà notre jeune Maurice (c'est son prénom) qui, suivant les conseils
De Villiers, se lance en 1889 dans un genre alors complètement novateur (j'ai nommé le symbolisme) avec la publication d'un recueil de poésie,
Serres chaudes. Va suivre la même année une pièce de
théâtre,
La Princesse Maleine.
Maeterlinck a pas mal, sur ses vieux jours, décrié
La Princesse Maleine, mais nous n'en tiendrons pas compte. Les artistes qui crachent sur ce qu'ils ont réalisé lorsqu'il étaient plus jeunes et plus fougueux (ou les acteurs qui crachent sur les rôles qu'ils ont joués, comme
Alec Guinness ou
Ewan McGregor, alors que franchement, c'est plutôt Adam Driver qui pourrait se plaindre, mais passons), on a l'habitude. le fait est que Maeterlinck pouvait bien dire ce qu'il voulait,
La Princesse Maleine a tout de même jeté un petit pavé dans la mare du
théâtre francophone de la fin du XIXème. Ce qui se créait sur scène, c'était pour beaucoup du boulevard ou du
théâtre "réaliste". Or il n'existe rien de plus opposés que Maleine et le réalisme. Psychologie dans Maleine : zéro. Décor du quotidien : zéro. Dialogues un minimum naturels : zéro. Intrigue qui met en scène la société contemporaine : zéro. L'intrigue est d'ailleurs d'une grande simplicité. Entendons-nous, quand je répète "zéro', ça n'est pas pour dire que
La Princesse Maleine, c'est nul. C'est juste que ça ne rentrait pas, à l'époque, dans le moule du
théâtre contemporain. Bien sûr, il y eut des précédents, comme le
théâtre de Villiers de L'Isle-Adam (peu connu aujourd'hui). Mais il me semble que, d'un point de vue formel, Villiers ne s'était pas aventuré sur des terres aussi exotiques que celles explorées par Maeterlinck. Il est fort possible, voire probable, que je n'aie pas connaissance d'autres tentatives dramaturgiques tout aussi novatrices mais qui eurent moins de succès. Je fais avec ce que j'ai sous la main, et vous pardonnerez mes limites.
J'ai donc dit que l'intrigue se révélait fort simple. Il est justement essentiel de parler de l'histoire, parce qu'elle est très proche de celles des contes traditionnels, et en particulier d'un conte des frères Grimm, Damoiselle Maleen - mais aussi de beaucoup d'autres contes. Dans une Hollande fantasmée, le roi Marcellus va donc marier sa fille, Maleine, au prince Hjalmar, fils du vieux roi Hjalmar (oui, oui, ça rappelle bien un certain Hamlet, fils de Hamlet). Phénomènes climatiques inquiétants se multiplient, annonçant, paraît-il, de mauvais présages. Et comme par hasard, le vieux Hjalmar entre dans une furie sans nom, insultant son hôte et mettant un terme aux noces. Les parents de Maleine lui demandent d'oublier le prince Hjalmar, mais pour son malheur et celui de tout le royaume, elle s'obstine à répéter qu'elle l'aime. Et se fait enfermer dans une tour, avec sa nourrice, ne sachant rien de ce qui se passe à l'extérieur. Quand enfin elles réussissent, on ne sait au bout de combien de temps, à en sortir, la guerre a ravagé le royaume et tout le monde est mort. Errant dans la forêt, elles arrivent enfin dans une ville, et pour tout dire, dans la gueule du loup : elles sont dans le royaume du vieux Hjalmar. Maleine est engagée comme suivante d'Uglyane, fille de la reine Anne, épouse par conséquent du vieux Hjalmar ; notez le jeu de mots sur le nom propre Uglyane, basé sur l'adjectif anglais "ugly" : on est en plein dans l'histoire de la fausse et laide fiancée des contes. Uglyane est promise à Hjalmar. Mais Hjalmar aime toujours Maleine, qu'il croyait morte, et découvre bientôt sa véritable identité. Finies les fiançailles avec Uglyane ! Sauf que la reine Anne n'apprécie pas plus que ça... Et vous savez comme les marâtres peuvent être méchantes dans les contes. Mais voilà, ça ne finit pas comme dans les contes.
C'est du
théâtre d'atmosphère, et par conséquent, ça passe ou ça casse. Les dialogues sont faits de répétitions, de répétitions, et de répétitions. Non seulement les personnages répètent ce qu'ils viennent de dire, mais ce qu'ils viennent de dire est repris par d'autres personnages. Ce qui créée une ambiance pour le moins étrange, où les personnages ne sont pas des personnes en chair et en os, mais plutôt des "figures de cire" ; on dit beaucoup dans Maleine que Untel ou Unetelle a un teint de cire, ressemble à une poupée de cire. Maeterlinck écrira d'ailleurs un peu plus tard ce qu'il appellera Trois petits drames pour marionnettes. Non pas qu'il ait voulu réellement remplacer les acteurs par des marionnettes, mais parce qu'il cherchait à casser toute sensation de réalisme pour le spectateur. C'est assez difficile à exprimer, surtout lorsqu'on n'a pas lu tous ses articles et essais sur le
théâtre, mais chez Maeterlinck, il y a un besoin d'accéder à quelque chose qui transcende le visible, qui transcende ce qui est directement accessible par les sens, ce qui est compréhensible immédiatement dans les dialogues. C'est typique du symbolisme, mais chaque artiste symboliste suivait sa propre voie, et la sienne est très spécifique. Je ne vais pas m'étendre sur les notions de
théâtre du silence et de
théâtre statique, car il existe pléthore d'analyses sur le sujet, mais ce qu'on peut en retenir, lorsqu'on n'est pas un exégète de Maeterlinck, c'est que ce que les personnages, s'ils ne se taisent pas tant que ça dans Maleine - encore que leurs phrases soient coutres, voire écourtées -, ne disent quasiment que des phrases ou des mots qui pourraient paraître dénués de sens, mais qui trouvent leur sens profond dans la façon dont ils sont constamment repris.
Et ce qui revient beaucoup dans
La Princesse Maleine, insidieusement, c'est la maladie. Je ne sais combien de fois il est dit que Maleine est malade, mais aussi que Uglyane est malade, que la reine Anne a été malade, que le vieux roi Hjalmar a l'air malade. La maladie s'insinue partout dans le château, et la reine Anne dit d'ailleurs que tout le monde y tombe malade dès lors qu'il y pénètre. Et avec la maladie, c'est forcément
la mort qui s'invite, comme le montre le cimetière qui s'étend toujours davantage autour du château. Partout, des signes de mort. Partout, le motif du sang. Et des phénomènes qui sont des avertissements sans cesse renouvelés, dont les phénomènes météorologiques. le monde du château est lié au cosmique - ce qui vous rappellera sans doute le
théâtre élisabéthain. C'est que, allant à contre-sens des valeurs qui sont celles de la fin du XIXème siècle, on est avec Maleine dans un monde analogique, pour reprendre la terminologie de l'anthropologue
Philippe Descola, monde où le microcosme trouve forcément sa correspondance dans un macrocosme, et qui a fait place à la Renaissance à ce que
Descola appelle un monde naturaliste (qui fera coupure entre les humains et la nature, pour faire court). Maleine, c'est donc tout le contraire du monde naturaliste dans lequel vit Maeterlinck et dont il rejette les valeurs. Sa pièce vise à faire ressentir qu'il existe un lien entre le réel et autre chose, quoique ce soit, quelque chose qui se trouve au-delà des apparences - ce que les surréalistes, ces cousins des symbolistes, appelleront le surréel.
La Princesse Maleine est donc une pièce qui, si vous êtes sensible à son atmosphère étrange, vous happe d'abord par ce biais, mais vaut aussi le coup d'être lue et relue pour l'analyse qu'on peut en tirer - et chacun peut trouver son compte à la disséquer, s'il en a envie. Elle n'est pas sans défaut, avec un dernier acte assez outré, où les personnages, qui disaient déjà assez souvent "oh ! oh !" auparavant, en rajoutent une couche, avec en sus des "ah ! ah ! ah !". Vous voilà prévenus ! Reste que Maeterlinck vaut vraiment le coup d'être découvert ou redécouvert. Mais nous aurons l'occasion d'en reparler...
Challenge
Théâtre 2020
La Princesse Maleine par
Léon Spilliaert :
http://musardises-en-depit-du-bon-sens.over-blog.com/2020/04/
la-princesse-maleine-leon-spilliaert-1910.html