Selon des algorithmes mis en place par Google, environ 130 millions de titres auraient été publiés à travers le monde depuis l'avènement de l'imprimerie. Voici à mes yeux quelque chose d'absolument vertigineux à se représenter!
Si
LES MILLE ET UNE NUITS ne figurent pas par ailleurs dans le classement mondial des cent livres les plus diffusés depuis l'invention de Gutenberg - pour rappel, à ce jour, l'or, l'argent et le bronze reviendraient à: 1)
La Bible ; 2) le Coran ; 3) Les Citations du Président
Mao Tse-Toung (!!) - certains de ses récits les plus populaires, tels Sindbad, Ali Baba ou Aladdin, semblent avoir définitivement intégré ce qu'on pourrait définir comme étant un sorte de «fonds imaginaire international», tombés en tant que patrimoine mondial littéraire et archétypes d'une Arabie ancestrale et «felix».
Sa genèse aura probablement contribué à nourrir l'aura de mystère qui entoure ce recueil de contes merveilleux : oeuvre anonyme aux sources culturelles multiples (notamment indo-persanes-arabes) qui à leur tour se sont ramifiées et nourries d'autres récits venant d'ailleurs (turcs, irakiens...), ses origines remonteraient elles-mêmes à d'autres nuits du temps! Compilation construite par strates progressives, probablement à partir du IIIème siècle - en tout cas dans la version telle que nous la connaissons aujourd'hui, c'est-à-dire, encadrée par le fil conducteur de Schéhérazade avec le sultan -,
LES MILLE ET UNE NUITS ont ainsi été écrites et réécrites au fil des siècles, et il n'en existe aucune édition «officielle» ou reconnue de façon consensuelle comme étant sa version définitive. Différents manuscrits servirent parallèlement de base à ses multiples éditions en arabe et à ses traductions en langues étrangères, parmi lesquelles on trouve notamment la version égyptienne de Bulaq datant du XIXème siècle, ou encore les versions syriennes, plus anciennes et dont Galland s'était servi en France pour la première édition du texte en langue française, parue au XVIIIème siècle.
Il est donc tout à fait possible d'envisager
LES MILLE ET UNE NUITS comme une sorte de «open work». Il s'agirait avant tout d'un recueil ouvert, élaboré par recompositions successives, par des rajouts ou des suppressions ayant vu le jour selon les pays et les traducteurs, suivant les traditions locales, les époques, voire parfois les régimes politiques. C'est ainsi, par exemple, qu'une partie de la première version dans notre langue, réalisée par Galland en 1704, semble avoir été rédigée... par le traducteur lui-même (!) à partir de récits oraux provenant de son collaborateur syrien de l'époque, ou qu'une édition de l'oeuvre fut interdite en Egypte en 1980 (interdiction suspendue cinq ans après, puis à nouveau demandée, en 2010, pour cause « d'obscénité », par une association professionnelle d'avocats inscrite dans la mouvance islamiste, avant d'être en fin de compte à nouveau rejetée).
C'est dans tous les cas dans cet esprit de «work in progress» que
Naguib Mahfouz, l'un des plus célèbres écrivains égyptiens du XXème siècle, grand précurseur du roman arabe moderne et premier prix Nobel en cette langue, aborda à son tour une suite possible à cette oeuvre emblématique du patrimoine littéraire moyen-oriental.
Les MILLE ET UNE NUITS de
Naguib Mahfouz fait partie des oeuvres de fiction allégoriques auxquelles l'auteur avait eu recours à différents moments de sa carrière d'écrivain afin de pouvoir s'adresser indirectement aux régimes anti-démocratiques sévissant en son pays. Libre-penseur fidèle à des principes libéraux et de tolérance, ses prises de position critiques, concernant notamment le conflit israélo-palestinien, l'amèneront à connaître l'opprobre et l'interdiction de certaines de ses oeuvres dans son pays et dans le monde arabe, et lui valeront de nombreuses provocations et menaces personnelles, voire même une tentative d'assassinat tardive (en 1994, âgé de 83 ans).
Le livre paraîtra en 1982, donc à peine deux années après le premier procès intenté en Egypte contre une nouvelle version du classique sous prétexte que cette dernière encouragerait «le vice et le péché» chez ses lecteurs potentiels !
Le récit cadre du recueil classique est bien connu de tous : Schéhérazade raconte chaque nuit au sultan Schahriar une histoire dont le dénouement est différé au lendemain, afin d'échapper à la condamnation à la mort dont avaient été frappées les épouses du souverain, exécutées au lever du soleil suivant leur nuit de noces.
Que se serait-il passé, se demande l'auteur, au bout de ces presque trois années de ruse menée tambour battant par l'astucieuse Schéhérazade?
Le point de départ de ces prolongations imaginées par
Naguib Mahfouz s'ouvre sur la décision du sultan Schahriar de garder finalement en vie Schéhérazade comme épouse. Cette dernière de son côté, outre le fait d'avoir eu largement le temps de lui donner un fils, réussit, par ses atours, son intelligence et «sa sagesse», non seulement à le séduire, mais aussi à l'initier «à la méditation », parvenant ainsi à «apaiser les tourments de (son) âme déchaînée».
Dans une cité ancienne, à la fois réaliste et merveilleuse, vieux Caire mythique suggéré sans être jamais ouvertement nommé, les histoires seront cette fois-ci racontées par l'auteur et narrateur, et non par la princesse Schéhérazade, retirée désormais dans son palais et absorbée par le souci de surveiller son époux, duquel elle se méfie toujours, et de garder intact le plus longtemps possible l'ascendant conquis sur lui.
Ces nouveaux contes s'enchevêtrant les uns dans les autres tout comme dans le recueil original dont ils s'inspirent, traversant avec beaucoup de naturel le miroir qui sépare réalité et imagination, peuplés de phénomènes fantastiques, de djinns ou de goules, décrivent essentiellement la folie inéluctable qui s'empare de ceux qui s'abandonnent à une quête éperdue de pouvoir. Exercice de variations autour d'un thème, et dans ce sens particulièrement bien réussi, les gammes que l'auteur pratique semblent repasser sans cesse une même et insistante mélodie de fond : l'incroyable faiblesse de l'homme face à la tentation exercée par le pouvoir. Folie de posséder et folie des grandeurs faisant battre intensément les coeurs, finissant par corrompre les plus nobles motivations, les meilleures intentions, par conduire inéluctablement leurs imprudentes victimes à leur perte. Folie ordinaire provoquée par la vanité de paraître, par l'envie de jouir sans entraves et de soumettre autrui à ses propres désirs, engeance humaine échappant depuis la nuit du temps à tout contrôle (y compris à celui des bons et des mauvais esprits qui tentent d'en influencer le cours) et dont personne, du sultan lui-même au plus humble porteur d'eau, ne serait totalement à l'abri.
Y renoncer serait le seul salut possible à l'homme. Renoncer à toute forme d'illusion ou de maîtrise de la réalité, leur fermer la porte pour en ouvrir d'autres, et être enfin en mesure d'accepter qu' «un des attributs de la Vérité est qu'elle ne permet à personne de l'atteindre sans toutefois l'en décourager, laissant l'homme se débattre dans les dédales de la perplexité. Se croit-il près d'elle ? Elle l'en détourne. S'en croit-il éloigné ? Elle lui donne de l'espoir. Inaccessible, inévitable et pourtant indispensable, telle est la Vérité».
Doté d'un grand talent de conteur, l'auteur nous emporte avec délectation dans son univers mi-onirique, mi-philosophique engendré par ses contes au charme délicieusement oriental, à la fois intemporel et suranné. On retrouve ici son écriture élégante, incisive et précise dans son observation de la nature humaine, empreinte à la fois de générosité, d'une profonde empathie et d'une grande compassion vis-à-vis de cette dernière, dans un registre pourtant assez éloigné du réalisme et du naturalisme qui ont rendu l'auteur célèbre, et dont le summum incontestable sera atteint dans sa «Trilogie du Caire» («
Impasse des Deux Palais», «
Le Palais du Désir» et «
Le Jardin du Passé»).
Quoi qu'il en soit, comme de vrais grands enfants, à la fois bercés par le merveilleux de cette Arabie ancestrale, méditatifs sur les déboires de la condition humaine en général, saisis également par la très belle plume du grand
Naguib Mahfouz, on se laissera volontiers embarquer et séduire par cette nouvelle version «revue et augmentée» d'un classique de la littérature universelle à l'histoire et au destin si particuliers, l'un des recueils de contes les plus connus et populaires du monde.