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In nomine fratris"
Un livre qui vous plaira immédiatement si vous êtes dans la douance: en effet, il va falloir s'y plonger en étant disposé à être à la fois au four et au moulin, et si la logique est respectée, là on devrait même dire : au moulin et au four.
Le moulin…
Dans ce moulin tourne la vie de la famille d'un artisan, ce moulin de la vie qui fait qu'une fratrie se crée, dont la hiérarchie s'établit petit à petit sous la forte personnalité d'un fils aîné "pas comme les autres" qui domine déjà ses deux frères par son intelligence, mais avec un charisme peu commun pour cet âge. le cadet est le narrateur de l'histoire, conforté par sa situation de favori de l'ainé, Richard. Coco le second, cesse vite de convoiter la place de l'ainé, trop fort pour lui, et cède, sensible à l'empathie réelle de cet ainé pour ses frères.
Mais petit à petit, la vie de cette famille s'étiole économiquement. le père se retrouve désoeuvré… Chapelier: un métier qui a perdu sa clientèle populaire… Grâce à Richard la fratrie est là, dans le dos du père pour que ça perdure. Et puis, un jour, pour une histoire de service militaire le père disjoncte parce que son fils a osé proférer:
- "Il faut être taré pour accepter ne serait que l'idée d'aller faire la guerre. "
Et Richard, le fils ainé part.
Le four…
Cayenne est loin d'être une ville polaire, en plein cagna c'est le four et pourtant…
Là, vous, l'auteur, vous n'en êtes plus un: vous collationnez les procès-verbaux, rapports d'autopsies, décisions de justice (pardonnez-moi le j minuscule, particulièrement Justifié ici), témoignages, témoignage rectifiés, re-rectifiés, procès-verbaux, procès-verbaux d'autopsie, re-procès-verbaux, re-procès-verbaux d'autopsie, tout ce galimatias judiciaire, ce froid glacial de son langage… et sous-jacent, à peine évoquée, cette "raison d'état" à la limite de la paranoïa, que l'on ne dévoile en Guyane que lorsque la réserve de rhum en a pris un coup: Guyane Française, département stratégique, avec son centre spatial, ce veau d'or qui est toujours debout, et qui doit le rester, coûte que coûte, seulement de tout ça, permettez-moi de vous appeler Michel, vous l'avez évoqué, mais pas de manière vraiment explicite puisque vous vous êtes restreint aux documents cités…
Retournons à nos moutons.
Le récit débute au moulin, puis passe au four, retourne au moulin, ceci quarante fois.
Et puis, page 151: Ground zero! Tout s'écroule: Richard est déclaré mort... Un dernier rapport et puis...
Année zéro
Jusque là, nous avons vécu l'histoire d'un champ de blé, montrant sa blondeur au soleil, mais petit à petit envahit par l'ivraie, discrètement, mais quand le lecteur tombe dans l' année zéro, tout à coup il le découvre gris. Désormais, cette ivraie restera présente jusqu'à la conclusion, heure pour heure, jour pour jour, an pour an. Gris comme le souvenir de Richard aussi, et même au delà…
C'est alors que le père de famille devenu presque inexistant, se plonge dans les documents, enrage, se réveille… mais ceci appartient au livre, il y a maintenant suffisamment de cartes abattues pour se faire une idée de ce roman.
Michel, vous vous êtes lancé un sacré défi: faire côtoyer la vie d'une fratrie et de sa famille à Nice, des premiers souvenirs à l'âge d'homme, avec une dizaine de jours d'investigations policières à Cayenne pour aboutir à l'anéantissement de ce champ de blé, car comme le dit votre narrateur "Désormais le temps s'écoule à partie de l'année zéro, celle de la mort de mon frère" Mais, qu'il le veuille ou non, vous avez fait que ses souvenirs resurgissent à la surface de ses émotions, et parfois tournent au drame intérieur.
Vous n'avez pas non plus vraiment cherché à cacher l'identité de ce mort, on s'en doute rapidement, et il n'y a pas à vrai dire de suspens.
De la Guyane, il n'est question que de lieux existants, de personnes plausibles, en restant strictement dans le contenu des documents concernant la mort du frère du narrateur. Aux touristes littéraires, je dirais donc: passer votre chemin!
À Babelio, en particulier aux organisateurs de Masse critique, et aux éditions Ballaud, permettez moi de vous dire que grâce à vous, je me suis retrouvé pour un court instant en Guyane française, terre pleine d'ambiguïté, d'une richesse naturelle unique! Voulez-vous un exemple? En France métropolitaine, une centaine de poissons fréquentent nos eaux douces, en Guyane il y en a quatre fois plus! Un trésor souvent ignoré dans le giron des départements français. Je ne sais comment vous remercier de m'y être retrouvé ne serait-ce qu'un instant .
"et familiae"
Amen