Pourquoi ne pas se laisser aller à lire
Altesse royale (Königliche Hoheit, 1909) de
Thomas Mann comme un épisode divertissant écrit entre son premier grand roman, les Buddenbrook (1901) et sa célébrissime nouvelle intitulée :
La Mort à Venise (1912), deux projets plus ambitieux ?
Pourquoi faire la moue, bouder son plaisir et rester dubitatif devant ce seul ouvrage de fiction de
Thomas Mann qui ait une "fin heureuse" et ne soit pas porteur de tension dramatique ? Une mauvaise lecture pourrait faire croire à une "bluette", à une simple romance entre un prince assez conventionnel mais placé une principauté au bord de la faillite et la fille d'un citoyen américain fortuné et d'origine allemande. La jeune femme ne se laisse d'ailleurs pas conquérir au premier regard, mais les choses évoluent de telle façon que l'on se dirige bien, à la fin, alors que toute résistance semble vaincue (à se demander s'il ne s'agit pas d'une autre personne, tant l'évolution est étonnante), vers un "conte de fées" et que cela ressemble, en apparence, à une comédie sentimentale que le cinéma hollywoodien aurait pu transposer à l'écran.
Pourtant, même s'il est perceptible que l'auteur a cherché à se reposer de ses efforts précédents (Les Buddenbrook et
Tonio Kröger) en écrivant cette "belle histoire", on y trouve toutefois quelques thèmes dans lesquels on peut reconnaître la patte de l'écrivain : Klaus Heinrich, à la tête de son grand-duché, ressemble à beaucoup des personnages imaginés et dépeints par
Thomas Mann ; il a leur fragilité et ce-je-ne-sais-quoi qui le distingue de toutes les autres personnalités décrites dans l'oeuvre, même s'il n'a pas comme les autres héros de Mann le côté "esthète" qui les caractérise généralement ; les agaceries de la jeune américaine dont il s'éprend permettent à l'auteur d'exercer son humour d'une façon différente, et l'on sent qu'il s'est amusé à tracer ce portrait de jeune femme sûre d'elle-même, ce qui donne un peu de mouvement à une histoire qui pourrait paraître ennuyeuse, tout comme la vie menée par un Klaus Heinrich qui s'efforce d'être absolument fidèle aux moeurs et aux principes austères de sa caste (encore que cette rigidité soit chez lui plus un masque qu'une adhésion par tempérament).
En réalité, si l'on creuse un peu, on peut deviner chez
Thomas Mann, alors que l'orage de 1914 approche, une nostalgie pour un passé mythifié, celui de petits États qui avaient fait autrefois le charme (et le malheur) du Saint-Empire romain germanique, remplacé sous Napoléon par la Confédération du Rhin et par l'empire autrichien, puis cet ensemble de minuscules, moyens et grands Royaumes ou grands-duchés satellisés par la Prusse. Comme une forme d'au-revoir à ces États de "pacotille" qui s'étaient endormis sur des lauriers depuis longtemps desséchés. Un clin d'oeil humoristique en somme, si on sait lire correctement ce livre.
François Sarindar