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Jean-Guy Nény (Traducteur)Boris Fraenkel (Traducteur)
EAN : 9782707301581
239 pages
Editions de Minuit (01/11/1963)
3.69/5   13 notes
Résumé :
La libre satisfaction des besoins instinctuels de l'homme est-elle compatible avec l'existence d'une société civilisée ? C'est à cette question qu'essaie de répondre la présente étude.
Prolongeant la pensée de Hegel, de Marx et de Freud, ce livre ne révèle ni de la psychologie des profondeurs, ni de la philosophie, ni de l'anthropologie, ni de l'interprétation des mythes, ni de la sociologie des systèmes culturels ; il est pourtant tout cela à la fois. La thè... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
Eros et civilisation sont-ils vraiment incompatibles, se demande Marcuse en feignant d'insinuer que Freud aurait opposé l'un à l'autre ? La question, immédiatement, suscite une grande fatigue. Marcuse semble en effet appartenir à la catégorie des mauvais lecteurs de Freud qui croient avoir compris que la civilisation est à l'origine de la division structurelle de l'homme, source de ses névroses et autres malaises, alors que Freud n'a jamais rien dit d'autre que ceci : la civilisation procède de la division essentielle de l'homme. Elle est donc la façon de souffrir la moins cruelle qu'il ait réussi à constituer – elle peut même être animatrice du désir et n'être même que cela.


Comme nombre de ses contemporains, Herbert Marcuse se crispe toutefois sur l'antagonisme qu'il suppose entre l'amour et la civilisation, qu'il transpose parfois à l'antagonisme entre principe de plaisir et principe de réalité – alors que le principe de réalité dérive du principe de plaisir, en toute logique. Il se demande avec anxiété si l'homme sera contraint éternellement de perdre une fantasmatique jouissance associée à l'amour et au principe de plaisir pour permettre à la civilisation de subsister. Une idée aussi castratrice lui semble intolérable. Marcuse propose d'y remédier en usant de toutes les forces d'une sublimation très civilisée. Il ne cède pas à la tentation d'accuser Freud de s'être trompé (évidemment, puisqu'il l'a mal lu) et croyant rester fidèle à ce qu'il imagine être la théorie de la psychanalyse, il suggère de procéder à une restructuration fondamentale des institutions de notre société. Autrement dit, il se demande si le conflit entre principe de plaisir et principe de réalité permet « d'envisager le concept d'une civilisation non répressive fondée sur une expérience de l'existence radicalement différente, des relations radicalement différentes entre l'homme et la nature et des relations sociales fondamentalement différentes ». Il est évidemment facile de se moquer lorsque, quelques décennies plus tard, nous pouvons observer les conséquences qui découlent de l'application de théories aussi grotesques. Mais essayons de nous replonger dans l'état d'esprit de l'époque sans éclat de rire anticipé.


Marcuse a misé sur la théorie freudienne dont l'originalité consiste selon lui en une remise en question de la philosophie occidentale, telle que nous la connaissons d'Aristote à Hegel, qui considère que « le monde empirique demeure dans la négativité » en tant qu'outil ou représentant de l'esprit sur terre. Freud s'inscrirait selon Marcuse à la suite de Nietzsche qui estime que « l'humanité doit arriver à associer la mauvaise conscience non pas avec l'affirmation des instincts de vie, mais avec leur négation, non pas avec la rébellion, mais avec l'acceptation des idéaux répressifs. » Cette première notion de refus des idéaux répressifs porte à équivoque puisqu'il est nécessaire que les castrations primaires soient complètes pour que l'individu parvenu à sa maturité puisse se soustraire à toutes les formes plus civilisées voire tyranniques de servitude. Marcuse considère encore que chez Freud, l'antagonisme philosophique entre être et non-être devient affrontement nécessaire entre Eros et Thanatos, entre pulsion de vie et pulsion de mort. Il estime que Freud accorde à Eros une légitimité que la philosophie lui avait longtemps déniée. Et cependant, parvenu à ce point critique, Freud se rallierait à la tendance générale : « dans son oeuvre la rationalité du principe de réalité actuel l'emporte sur les spéculations métaphysiques sur Eros ». C'est qu'en effet Marcuse, à force d'avoir trempé trop longtemps dans le bain fantasmatique des idéaux socio-politiques, semble ne plus reconnaître l'imaginaire en tant que tel, ce qui l'amène à confondre trop regrettablement cette figure idéalisée de l'Eros et les pulsions de vie en tant que dynamisme vital désirant et créateur, dans ses formes les plus évoluées comme dans ses formes les plus imparfaites.


Marcuse regrette que Freud soit victime d'un certain conditionnement le poussant à réduire la dimension biologique des instincts à ce qui n'est en réalité qu'une dimension historique. Il considère ainsi que lorsque Freud affirme que la sexualité est par essence anti-sociale et asociale et que la destructivité est la manifestation d'un instinct primaire, il ne réalise pas qu'il se trouve seulement face à une dimension historique des instincts dans le cadre d'une civilisation soumise à « une domination organisée ». Alors, évidemment, « l'idée d'un principe de réalité non-répressif n'est qu'une spéculation oiseuse. »


Marcuse, avec un espoir touchant, affirme quant à lui la possibilité de l'avènement d'une civilisation non-répressive. Il veut avancer sans compromettre la théorie freudienne, bien qu'il admette devoir revenir sur la théorie des instincts pour voir si elle contient des éléments permettant une réinterprétation. Alors que Freud assimile l'essence des instincts à leur dimension historique, Marcuse veut distinguer entre les conditions historiques phylogénétiques et sociologiques des instincts, espérant pouvoir les libérer de leurs plis sociologiques pour les rendre à une nature supposée neutre voire carrément bien attentionnée. Contrairement aux décroissants toutefois, Marcuse n'appelle pas à un retour à la vie bonne et sauvage, au contraire. L'idéologie philosophique se double bientôt d'un éloge des trente glorieuses. En rappelant que Freud a justifié l'impossibilité d'une libération essentielle du principe de plaisir par « la supposition que la pénurie est, comme la domination, permanente », Marcuse se plaît à imaginer que ces résistances pourraient être surmontées si le risque de la pénurie disparaissait. Il envisage un nouveau tournant dans les vicissitudes des instincts : après le tournant de l'histoire géologique puis le tournant sociologique (début de la civilisation), « le troisième serait situé au niveau le plus haut atteint par la civilisation. L'acteur de cet événement ne serait plus l'animal humain, historique, mais le sujet rationnel conscient qui a maîtrisé le monde objectif et se l'est approprié comme arène pour ses réalisations. » Ici, nous commençons clairement à comprendre que Marcuse perd les pédales.


D'autres obstacles se présentent encore à lui dans la confrontation de son utopie aux théories freudiennes. Que faire de l'instinct de mort « qui semble exclure toute hypothèse d'une civilisation non-répressive » ? Les modernes croyaient avoir éliminé le problème du péché originel – fort heureusement, la psychanalyse le leur repose sous une autre forme. L'existence même de cet instinct de mort « semble engendrer « automatiquement » tout le réseau des contraintes et des entraves institués par la civilisation ». Evidemment, Marcuse l'aurait immédiatement compris s'il avait correctement lu Freud expliquant que la civilisation procède du refoulement. Qu'à cela ne tienne. Marcuse nous assure qu'en modifiant l'orientation des instincts sexuels, l'instinct de mort n'en deviendra que mieux portant : « un changement qualitatif du développement de la sexualité doit nécessairement transformer les manifestations de l'instinct de mort ». L'instinct de mort deviendra donc un sous-instinct de vie. Sans doute pensait-il à la perversion qui, évidemment, n'est rien de tout cela.


Comme toutes ces torsions fantasmatiques de la réalité commencent à devenir peu convaincantes, et Marcuse semblant s'en douter quelque peu, il décide bientôt de s'inspirer d'exemples puisés dans la mythologie. Il présente ainsi Narcisse et Orphée comme les modèles d'une nouvelle civilisation non-répressive, comme la réconciliation d'Eros et de Thanatos. Quels meilleurs exemples ne pouvait pas en effet trouver Marcuse pour représenter l'époque qu'il appelait de ses voeux ! Il suffira de lire Christopher Lasch 24 ans plus tard pour se réjouir du beau chemin parcouru en termes de narcissisme. Les représentations de Narcisse et d'Orphée « rappellent l'expérience d'un monde qui n'a pas à être maîtrisé et contrôlé, mais libéré, elles annoncent une liberté qui libèrera la puissance d'Eros enchaîné dans les formes réprimées et pétrifiées de l'homme et de la nature. Ce pouvoir est conçu non pas comme la destruction mais comme la paix, non comme la terreur, mais comme la beauté. » Orphée et Narcisse ont rejeté l'Eros normal, assure Marcuse se faisant moraliste et assimilant la normalité à la répression et à la bourgeoisie, au bénéfice d'un Eros plus complet – reste à savoir ce que cette complétude inclut. Ils ont protesté contre l'ordre répressif de la sexualité procréative, nous dit-il encore, pour révéler une nouvelle réalité avec son propre ordre, réglée par des principes différents. Ô, galérien de la fantaisie ! Pour Marcuse, Orphée et Narcisse sont les représentants d'une nouvelle vision du monde, une vision proprement esthétique, dans laquelle il faudrait chercher et valider une nouvelle forme de principe de réalité. Toujours en plein délire, Marcuse s'appuie sur Schiller dans L'Education esthétique pour assurer que « le salut de la civilisation impliquerait l'abolition des contrôles répressifs que la civilisation a imposés à la sensibilité ».


Quelques années avant la fête du slip soixante-huitarde, Marcuse se cogne contre ce drôle de paradoxe suivant lequel « il est interdit d'interdire » qui suppose un paradoxe encore plus brûlant : « Soyez libre comme je vous l'ordonne ». La civilisation esthétique imposerait à chacun de jouir comme sa jouissance seule l'exige, celle-ci étant supposée comme pure, présymbolique et non entachée déjà de civilisationnel. Il faut jouir aussi singulièrement que Narcisse et Orphée – mais Narcisse et Orphée ne tiraient peut-être leur jouissance singulière que de l'écart qu'ils ressentaient avec la jouissance dite ordinaire. Marcuse n'envisage pas cette hypothèse et préfère affirmer que « tout ordre qui doit être imposé à l'instinct sensuel doit être lui-même un « acte de la liberté » et que « dans une civilisation vraiment libre, les individus se fixent à eux-mêmes toutes les lois […] ». Il pressent toutefois l'émergence d'un autre problème, que la répression des instincts tenait à l'écart en favorisant la sublimation et le déplacement des intérêts individuels aux intérêts liés à la succession des générations : le temps. « Mais l'ennemi mortel de la satisfaction durable est le temps, la finitude interne, la brièveté de tous les états ».


Marcuse en appelle à transformer la sexualité en Eros, poursuivant ainsi un but éminemment civilisationnel s'il en est. « « le but érotique de conserver tout le corps comme sujet-objet de plaisir appelle le raffinement continuel de l'organisme, l'intensification de sa réceptivité, le développement de sa sensibilité. » Cette transformation devrait entraîner des relations de travail libidineuses durables mais elle présuppose « la réorganisation rationnelle d'un appareil industriel énorme, une division sociale du travail hautement spécialisée, l'utilisation d'énergie fantastiquement destructrice et la coopération de larges masses. » Cette organisation intermédiaire, temps d'ajustement nécessaire, devrait enfin permettre au but de produire ses propres projets de réalisation : « l'abolition du travail, l'amélioration du milieu, la victoire sur la maladie et le vieillissement, la création du luxe ». La fin n'était qu'un moyen. Marcuse : précurseur de la cybernétique à visée transhumaniste.


C'est dans l'annexe consacré à la critique du révisionnisme néo-freudien que Marcuse commence à se montrer intéressant et qu'il prouve que, malgré son marxisme patent, ses propos peuvent malgré tout se montrer pertinents pour un lecteur du 21e siècle. Il démolit la maxime humaniste des suiveurs freudiens à la belle âme (Erich Fromm ou Carl Gustav Jung par exemple) avec leur credo suivant lequel « le développement optimum des potentialités d'une personne est la réalisation de son individualité ». Malheureusement, il le fait non pas en arguant de la puissance amorale de l'inconscient mais en pérorant, comme tout bon socialiste qui se respecte, à propos de la structure répressive de la civilisation, qui semble être l'objet de ses plaintes mais qui est surtout moteur de sa jouissance et plaisir raffiné civilisationnel d'imaginer des systèmes pour la rendre intensément plus acceptable.

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Citations et extraits (22) Voir plus Ajouter une citation
Cet essai utilise des catégories psychologiques parce qu’elles sont devenues des catégories politiques. Les frontières traditionnelles entre la psychologie et la philosophie sociale et politique sont devenues caduques à cause de la condition de l’homme à l’époque actuelle : les processus psychiques qui furent autrefois autonomes et privés sont en train d’être absorbés par le rôle de l’individu dans l’Etat, par son existence publique. Par conséquent, des problèmes psychologiques se transforment en problèmes politiques : les troubles privés reflètent plus directement qu’auparavant le désordre de l’ensemble et la guérison des troubles personnels dépend plus directement qu’avant de la guérison du désordre général. Notre époque a tendance à être totalitaire, même là où elle n’a pas encore produit d’états totalitaires. La psychologie a pu être élaborée et pratiquée en tant que discipline spécifique aussi longtemps que l’âme et l’esprit purent se défendre eux-mêmes contre le pouvoir public, aussi longtemps que la vie privée était réelle, vraiment désirée et construite par l’individu même. Si l’individu n’a ni les moyens ni la possibilité d’être pour lui-même, les termes de la psychologie deviennent ceux des forces sociales qui déterminent la Psyché. Dans ces circonstances, appliquer la psychologie à l’analyse des événements sociaux et politiques revient à utiliser une méthode qui a été faussée par ces événements mêmes. Il faut plutôt faire le contraire : développer le contenu sociologique et politique des catégories psychologiques.

[préface]
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Toute liberté existant dans le domaine de la conscience développée et dans le monde qu’elle a créé n’est qu’une liberté dérivée, une liberté qui est le fruit d’un compromis, une liberté obtenue aux dépens de la satisfaction intégrale des besoins. Et pour autant que la satisfaction intégrale des besoins constitue le bonheur, la liberté dans la civilisation est par essence l’antagoniste du bonheur : elle implique la modification répressive (sublimation) du bonheur. Réciproquement, l’inconscient, la couche la plus profonde et la plus ancienne de la personnalité mentale, est l’énergie au service de la satisfaction intégrale, c’est-à-dire de l’absence de besoin et de répression.
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Le concept de l’homme qui découle de la théorie freudienne est l’acte d’accusation le plus irréfutable contre la civilisation occidentale et en même temps le plaidoyer le plus inattaquable en faveur de cette civilisation. Selon Freud, l’histoire de l’homme est l’histoire de sa répression. La culture n’impose pas seulement des contraintes à son existence sociale, mais aussi à son existence biologique. Elle ne limite pas seulement certaines parties de l’être humain, mais sa structure instinctuelle elle-même. Cependant, une telle contrainte est justement la condition préalable du progrès.
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Mais toujours, depuis la première restauration préhistorique de la domination à la suite de la première rébellion, la répression de l’extérieur a été aidée par la répression de l’intérieur : l’individu réprimé introjette ses maîtres et leurs directives dans son propre appareil mental. La lutte contre la liberté se reproduit dans le psychisme de l’homme comme auto-répression de l’individu réprimé, et son auto-répression défend ses maîtres et leurs institutions. C’est cette dynamique mentale que Freud développe comme dynamique de la civilisation.
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[…] le développement du progrès semble être lié à l’intensification de la servitude. Dans tout l’univers de la civilisation industrielle, la domination de l’homme par l’homme croît en étendue et en efficacité. Cette tendance n’apparaît pas comme un recul accidentel et passager sur le chemin du progrès. Les camps de concentration, les génocides, les guerres mondiales et les bombes atomiques ne sont pas des rechutes dans la barbarie, mais les résultats effrénés des conquêtes modernes de la technique et de la domination. L’asservissement et la destruction de l’homme par l’homme les plus efficaces s’installent au plus haut niveau de la civilisation, au moment où les réalisations matérielles et intellectuelles de l’humanité semblent permettre la création d’un monde réellement libre.
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