C'est l'Enfer.... doit penser Ordynov.
C'est un jeune homme intelligent, uniquement tourné vers ses livres, ses études, presque reclus du monde. Il se décide à sortir de sa tanière de solitude, poussé par la nécessité de se loger. Il part donc à la recherche d'un logement dans les faubourgs de Saint-Pétersbourg. Ordynov, noble sans le sou n'a pas tellement le choix ; de toute façon un réduit peut lui suffire. Son contact avec ses contemporains ressemble à une gifle. Lui, le quasi autiste s'enfonce dans les rues de Saint-Pétersbourg, au hasard, guidé par son innocence et sa foi.
Dostoïevski place ce court roman sous le signe d'une quête impossible : celle d'un jeune homme qui a toujours été seul, même enfant, différent, malade, tentant soudain, de se lancer dans la vie et dans l'amour ; avec toute la naïveté, l'étonnement et la peur des novices. Ordynov se brûle à une passion incontrôlable qu'il ne comprends pas lui-même. Car qui aime-t-il ? Une jeune fille innocente ? Une femme infidèle ? Un démon ?
Dostoïevski explore ses thèmes de prédilection : la religion (sorte de palliatif et non de remède), l'amour (voué à la souffrance sinon à la haine) et la folie (toujours présente quelque part).
Dans un immeuble pouilleux, ceint de cours intérieures semblables à des culs de sacs ténébreux, Ordynov trouve un coin à louer, chez un couple. Qui est l'élue de son coeur ? Cette jeune fille qui s'exalte devant les icônes. Qui est l'homme – le vieillard – à ses côtés ? La lecture peut se faire à différents niveaux. On serait tenté de croire que Mourine – l'homme âgé - est le Diable ; il est d'ailleurs présenté comme une sorte de prédicateur, de sorcier. Katérina est–elle un membre de sa famille ? Sa femme ? Elle est en tout cas sous sa coupe, soumise à une forme d'emprise mentale impossible à défaire.
A moins que ce ne soit Katérina qui dispense des pensées maléfiques ? Ordynov tombe malade. Elle le soigne, ou elle l'envoûte ? Où souffre-t-elle tout simplement d'une maladie mentale ressemblant à une schizophrénie ou une psychose ? Mourine serait alors son gardien, son garde-malade ? Sont-ils liés l'un à l'autre par un pacte inavouable ?
Mais la raison d'Ordynov secouée par sa plongée dans le quotidien, rattrapée par un premier amour qui lui cloue le coeur, dénature-t-elle tout ? Tout ce qui se voit et s'entend ? Peut-être est-ce lui qui imagine les bizarreries se déroulant dans le logement ?
Il y a le mélange du souffle des anges et du soufre dans ce roman. L'atmosphère sinistre, confinée, apporte à cette histoire une beauté lugubre où aucune éclaircie ne semble apparaître à l'horizon. Katérina et Ordynov voués à se perdre. Elle, liée à son passé et à Mourine par d'obscurs souvenirs ; lui accablé par la fragilité de sa psyché.
La fin du roman nous montre Ordynov sur la voie de la cicatrisation. Il les a quitté ; eux, ne sont plus à Saint-Pétersbourg. Pourtant la fêlure est là, tapie dans un coin de son esprit et de son coeur. Une faille légère que l'on sent désormais prête à s'ouvrir. le personnage poignant d'Ordynov a ouvert en lui la porte à l'abyssale solitude du souvenir et du vide. Oui, c'est l'Enfer.