On ne présente plus la célèbre série antiquisante du grand
Jacques Martin commencée en 1948 (et oui, ça ne nous rajeunit pas !), dédiée aux aventures d'Alix, l'intrépide gaulois, et d'Enak, son fidèle compagnon égyptien, qui se déroulent aux temps des guerres civiles romaines au Ier siècle avant Jésus-Christ…
Les dessins old school en lignes claires sont précis et minutieux, nous offrant des reconstitutions nettes et souvent somptueuses de l'Antiquité. Mais ces dessins ont aussi les défauts de leurs qualités : au-delà d'un tout petit cercle de personnages c'est la guerre des clones, et c'est tellement old school qu'on peut aussi tomber dans la Vieille France avec la faible place dévolue aux femmes (parfois sinon souvent dessinées comme des hommes avec une poitrine). C'est là qu'on mesure la différence de génération entre Jacques Martin et son héritier Gilles Chaillet, qui n'a eu de cesse d'étoffer sa galerie de troches et qui savait mieux croquer la gent féminine. Et j'ai toujours été surpris qu'un auteur aussi minutieux quant à sa documentation s'adonne aux Images d'Epinal des pepla hollywoodiens (genre les esclaves galériens qui n'ont jamais existé, les sacrifices humains phéniciens qui n'ont jamais existé, la reine Cléopâtre qui était macédonienne et pas égyptienne… mais on n'en reparlera dans les tomes concernés ^^).
On notera aussi que la série n'a jamais pu exploiter ou développer son background, ce qui n'est pas absolument pas gênant initialement pour une série d'aventures historiques, mais on n'a jamais su passer le cap du serial pour concocter un vrai bon feuilleton. du coup les 10 premiers épisodes sont excellents, mais ensuite c'est en dents-de-scie… avant une édulcoration un peu enfantine à la fin des années 1990, concomitante du développement et de la diffusion d'une adaptation animée de bien faible voire médiocre qualité, il faut bien l'avouer !
Enfin, je ne sais pas si c'est dû au papier glacé ou à la colorisation, mais je reste nostalgique des premières éditions… ^^
"L'Ibère" constitue le 26e tome de la série, 7e opus où
Jacques Martin passe partiellement la main, en étant ici assisté à l'écriture par
François Maingoval et
Patrick Weber, et remplacé aux dessins par Christophe Simon. Enfin un tome qui exploite ses connexions avec l'Histoire. Ce n'est donc un hasard si celui-ci est plutôt réussi même si le scénario n'est pas aussi approfondi que je l'aurais souhaité.
Nous sommes en l'an 46 avant Jésus Christ, à fin de la 2e guerre civile romaine. Les partisans
De César et les derniers Pompéiens mettent l'Espagne à feu et à sang, alors même que les uns et les autres éprouvent de plus en plus de mal à entretenir les 21 légions qui vont s'entretuer à la bataille de Munda dans la province de Bétique…
Jacques Martin reprend l'un de ses schémas favoris (celui qui avait fait le succès de "La Tiare d'Oribal", emprunté à
Hergé qu'il l'avait utilisé dans "L'Oreille cassée" et "Le Sceptre d'Ottokar") : le récit d'un objet qui suscite toutes les convoitises, que se disputent plusieurs partis. Cet objet, c'est le magot planqué par César dans une villa ibère :
- les Césariens veulent le récupérer pour payer leurs troupes
- les Pompéiens veulent le récupérer pour acheter l'alliance ibère
- les Ibère veulent le récupérer pour mener leur propre révolution
Dans ce panier de crabes, s'opposent d'un côté Alix et Enak, fidèles à César, et de l'autre le brave Tarago, fidèle à ses convictions. Dans un autre style ce dernier m'a rappelé le personnage d'Iorix : né trop tard pour servir la cause ibère et né trop tôt pour servir la cause romaine… Et Alix trouve une âme soeur en Tarago : à la noblesse de l'un répond la bravoure de l'autre et vice versa.
Mais accroché à principes et jusqu'au-boutiste, Tarago perd sa soeur Celsona et son ami Mandonitos. Ses partisans se déchirent et c'est dans le sang que chacun défendra ses convictions dans un camp ou dans un autre… Et finalement, dégoûte d'avoir été la dupe des games of thrones romains et d'avoirs perdus les siens, Tarago jette à la mer le trésor si convoité avant de s'ôter la vie la vie malgré les appels à la raison d'Alix…
Une histoire qui sent bon le récit de cape et d'épée et que sans grand soucis on aurait pu le transposer :
- à l'époque de la Reconquista opposants croisés et djihadistes
- à la Guerre de Succession d'Espagne (1701-1714) opposant Français et Autrichiens
- à la période napoléonienne opposant Français et Anglais
- à l'entre-deux-guerres opposant Nationalistes et Républicains (1936-1939)
C'est la force du roman d'aventure, assez intemporel avec ses passions humaines donc universelles.
J'ai un peu gloussé au début avec le personnage de Jorge affublé d'un bon vieux béret. S'il avait été basque au moins, mais non il est Andalou… ^^ Avec Christophe Simon, qui privilégie les gros plans aux panoramiques, ce qu'on perd en précision des décors, on le gagne en variété du charadesign : à côté de l'inusable Alix, Enak ressemble enfin à quelqu'un et la plupart des personnages ont une véritable identité visuelle. Cette évolution des graphismes est pour moi une bonne surprise, car je commençais à me lasser du cloneland de
Jacques Martin. de la bonne volonté que la suite de la saga je l'espère confirmera.
En résumé, un épisode qui n'a peut-être ni la saveur ni la profondeur des premiers albums, mais qui leur fait honneur en ne cédant pas aux à l'infantilisation des tomes précédents, et qui a suffisamment d'envergure pour intégrer le cycle romanesque de la saga.