Ce livre est un déchirement complet, tant du point de vue de la politique économique en 1844 qui va de pair avec la fracture sociale, que de la réponse au problème.
Les
manuscrits de 1844 sont une entrée en matière pour
Karl Marx, mais il y a déjà urgence comme le rappellent les conditions de vie sordide des travailleurs, dans les caves de Londres et d'ailleurs, entre les mains des marchands de sommeil.
Comme entrée en matière, Marx se doit naturellement de partir des thèses des économistes nationaux, des points de vue des acteurs de la contestation et de la
philosophie de Hegel. Tous manifestent un mouvement de déshumanisation en puissance.
Le livre se déroule à peu près dans cet ordre, dans un enchevêtrement d'acceptations et de critiques. La question qui brûle les lèvres, quand on parle du marxisme, étant de savoir si le ver était dans le fruit. Mais dans quel fruit ?
Marx ne peut pas en rester à l'analyse de
Adam Smith qui fait tout reposer sur la cupidité des hommes, et la guerre entre les hommes cupides, la concurrence. En un sens il lui faut reconnaître avec
Jean-Baptiste Say et
David Ricardo que leur science économique « se développe de façon plus conséquente et plus vraie » et accepter (pour le moment) « l'industrie aussi déshumanisante qu'elle soit. »
Pour aller plus loin, Marx s'intéresse donc aux forces humaines essentielles. L'homme a un rapport vital avec des objets extérieurs qu'il produit et consomme. Il se réalise donc lui-même, il s'objective en produisant ses objets ou ses oeuvres. En conséquence, lorsque les objets qu'il produit deviennent la propriété d'un autre, alors son travail devient entièrement déréalisation de soi, aliénation.
L'aliénation au travail ou la perte de sens, est une expérience toujours d'actualité, mais diversement vécue. La formulation de Marx me semble comporter un attachement viscéral bizarre aux objets. Outre la pluralité des expériences, il laisse également de côté les problèmes spécifiques soulignés dans ses diverses lectures. Des problèmes toujours d'actualité, comme dans ces deux exemples.
Friedrich Wilhelm Schulz : « On a calculé en France que, au niveau actuel de la production, un temps de travail moyen de 5 heures par jour, réparti entre tous ceux qui sont aptes à travailler, suffirait à la satisfaction de tous les intérêts matériels de la société »
Jean-Baptiste Say : « Si
le capital lui-même ne se réduit pas au vol ou à la spoliation, il a quand même besoin du concours de la législation pour sanctifier l'héritage »
Dans ces
Manuscrits de 1844, Marx écarte en fait toutes les questions pratiques de partage du travail et des richesses. Il réserve même sa critique la plus sévère à l'idée de l'égalité salariale proposée par Proudhon.
Le problème posé n'est pas l'AVOIR mais l'ÊTRE, c'est-à-dire la réalisation de soi.
D'où ses premiers commentaires très négatifs à l'égard du communisme « brut » : « en ce qu'il nie partout la personnalité de l'homme – (il) n'est précisément que l'expression conséquente de la propriété privée, qui est elle-même cette négation...La communauté est seulement une communauté de travail et de l'égalité du salaire que paie
le capital communautaire, la communauté en tant que capitaliste universel ».
C'est pourtant dans cette voie paradoxale que Marx va s'engager, ayant reconnu avec Hegel, que la négation est « le seul véritable acte d'auto-activation » pour l'homme :
«Il faut revenir à ce point pour permettre l'émancipation c'est à dire la propriété privée du côté de l'être…Le communisme est la position en tant que négation de la négation, et c'est pourquoi il est, pour le prochain développement historique, le moment nécessaire de l'émancipation humaine et de la reconquête (de soi). le communisme est la figure nécessaire et le principe énergétique du futur proche, mais le communisme n'est pas en tant que tel le but du développement humain,-la figure de la société humaine. ».
Marx s'efforce de dépasser la science de
David Ricardo, le dernier économiste nationale de la série, celui qui achève de faire du travail « l'unique essence de la richesse ». Il s'agit notamment de dépasser la science morale de l'ascèse qui se résume par la formule « moins tu es, plus tu as ». Mais en tous les cas, Marx rivalise de cynisme lorsqu'il appelle de ses voeux un futur proche nécessairement violent.
Il a suivi la
philosophie de Hegel presque jusqu'au bout en reconnaissant que « les formes de pensée universelle et fixes, dans leur indépendance à l'égard de la nature et de l'esprit, sont un résultat nécessaire de l'aliénation générale de l'être de l'homme et donc aussi du penser humain ».
Dans sa critique de Hegel, au dernier chapitre du « savoir absolu » de la Phénoménologie de l'Esprit, Marx conçoit la
philosophie comme le lieu des oppositions théoriques, liberté et nécessité etc.. mais qui ne peuvent être résolues « que par l'énergie pratique de l'homme » comme « une tâche vitale réelle ».
Marx se perçoit comme pragmatique et naturaliste, mais il ne cherche pas pratiquement à résoudre les problèmes spécifiques qui se présentent à lui et il ne prend pas en compte la variété des expériences. Son programme de réalisation de soi a la forme d'une quête de réalité absolue qui prévoit déjà une phase violente de l'histoire. Bref, sa propre pensée présente aussi des signes d'une forme aliénée de « pensée universelle et fixe ».
Cet absolu néanmoins n'est plus celui « d'un être situé au-dessus de la nature et de l'homme ». « Pour l'homme socialiste, l'ensemble de ce qu'on appelle l'histoire mondiale n'est pas autre chose que l'engendrement de l'homme par le travail humain, que le devenir de la nature pour l'homme ».
En attendant le processus positif du socialisme il restera à l'expérience communiste à apporter la preuve que les moyens sont bien en accord avec les fins, car « la négation de la négation est comprise comme une position qui n'est pas encore assurée d'elle-même ».