Existe-t-il des manières élégantes de faire cours ? Voilà une question qui semble incongrue, anecdotique, déplacée, voire dérisoire. L’élégance… Comme si on n’avait que ça à faire ! Mesure-t-on les enjeux de l’éducation pour poser une question pareille ? La classe, ce n’est pas le bal des débutantes, ni une bergerie dans le parc du château de Versailles. Et pourtant, je ne peux faire autrement, quand il est question de « ruses éducatives », c’est le mot « élégance » qui me vient. Je comprends que l’on soit perplexe. Tout comme je l’étais quand mes professeurs de mathématiques évoquaient en cours « l’élégance d’une démonstration ». Cette élégance dont Henri Poincaré écrit qu’elle est « l’harmonie des diverses parties, leur symétrie, leur heureux balancement, en un mot, tout ce qui leur donne de l’unité ».
L’élégance en pédagogie, donc. La situation pourrait être celle-ci : les élèves sont en pleine digestion, le cours sur le Parlement européen ne les tente pas particulièrement (vous non plus d’ailleurs, autant l’avouer), la pluie tape au carreau, une trousse vient de tomber et un taille-crayon demande à être vidé (oui, c’est un peu prosaïque). Mais l’enjeu est sublime : il faut, dans ce contexte, sans faire semblant, transmettre dans l’urgence, avec un réel souci de pertinence, ce qui est le plus essentiel, le plus beau, le plus grand (le savoir, la culture). Reste à savoir comment, à partir de ce mélange hétéroclite (Proust et le taille-crayon, la torpeur postprandiale et la définition d’une directive européenne), parvenir sinon à l’harmonie, du moins à l’unité, comment enseigner juste, à bon escient. C’est ici que la ruse intervient. C’est elle qui va nous tirer d’affaire. C’est
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elle qui va nous permettre de faire cours, non malgré tout, mais grâce à tout, de se sortir, sans brutalité ni œillères, de ce moment périlleux, de cette situation impossible. Avec élégance.
La ruse part donc d’un élan de lucidité : un cours, c’est toujours un peu mal parti. Les embûches sont innombrables, la classe n’est pas un milieu chimiquement pur dans lequel le savoir serait déversé sans forces d’affrontements. La ruse est soutenue par une certaine détermination : transmettre, c’est tout simplement une obligation, il faut trouver une façon d’y parvenir. Pour ce faire, la ruse demande une intense attention (les paramètres sont nombreux et fluctuants), une certaine capacité d’improvisation (que faire du pigeon qui vient de cogner au carreau ? Comment s’en servir à bon escient). Elle exige à la fois de l’adhésion, de la diversion. Il faut imaginer des solutions pour parvenir à bon port en tenant compte des courants, des vents, de l’auditoire, de son état, de ses dispositions (sans parler des vôtres qui ne sont en rien négligeables !), de ses représentations. À toute allure, il faut déminer, faire un pas de côté, imaginer, bricoler, persister, faire flèche de tout bois, opérer un petit détour, se planter, se décourager, se reprendre puis continuer. C’est cela, la ruse, trouver un moyen pour permettre au savoir de se faufiler, en évitant de se planter, en s’empêchant de survoler, sans nier les obstacles, en créant une certaine unité.
On aurait pu, certes, imaginer d’autres solutions que la ruse. Mais on aurait pris le risque de perdre quelque chose en route : la force du savoir, la vie de la classe ou la puissance de l’instant qui constituent la vérité d’un cours. On aurait négligé telle ou telle dimension de l’enseignement. La ruse, par sa souplesse, son attention aux petites et grandes choses, la volonté qu’elle comment enseigner juste, à bon escient. C’est ici que la ruse intervient. C’est elle qui va nous tirer d’affaire. C’est
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elle qui va nous permettre de faire cours, non malgré tout, mais grâce à tout, de se sortir, sans brutalité ni œillères, de ce moment périlleux, de cette situation impossible. Avec élégance.
La ruse part donc d’un élan de lucidité : un cours, c’est toujours un peu mal parti. Les embûches sont innombrables, la classe n’est pas un milieu chimiquement pur dans lequel le savoir serait déversé sans forces d’affrontements. La ruse est soutenue par une certaine détermination : transmettre, c’est tout simplement une obligation, il faut trouver une façon d’y parvenir. Pour ce faire, la ruse demande une intense attention (les paramètres sont nombreux et fluctuants), une certaine capacité d’improvisation (que faire du pigeon qui vient de cogner au carreau ? Comment s’en servir à bon escient). Elle exige à la fois de l’adhésion, de la diversion. Il faut imaginer des solutions pour parvenir à bon port en tenant compte des courants, des vents, de l’auditoire, de son état, de ses dispositions (sans parler des vôtres qui ne sont en rien négligeables !), de ses représentations. À toute allure, il faut déminer, faire un pas de côté, imaginer, bricoler, persister, faire flèche de tout bois, opérer un petit détour, se planter, se décourager, se reprendre puis continuer. C’est cela, la ruse, trouver un moyen pour permettre au savoir de se faufiler, en évitant de se planter, en s’empêchant de survoler, sans nier les obstacles, en créant une certaine unité.
On aurait pu, certes, imaginer d’autres solutions que la ruse. Mais on aurait pris le risque de perdre quelque chose en route : la force du savoir, la vie de la classe ou la puissance de l’instant qui constituent la vérité d’un cours. On aurait négligé telle ou telle dimension de l’enseignement. La ruse, par sa souplesse, son attention aux petites et grandes choses, la volonté qu’elle suppose, ses trucs, sa rouerie œil en coin (il ne s’agit pas de duper, elle est faite de complicité), permet de tout concilier. Paradoxalement, elle est en cela un gage de vérité, d’authenticité.
C’est pour cette raison que la ruse ne doit pas être uniquement
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considérée comme une technique, un moyen. Elle participe, du moins à mes yeux, de la substance même de l’acte éducatif, des fins mêmes de l’éducation en ce qu’elle est totalement fidèle aux réalités et enjeux de la classe, de la vie telle qu’elle est, du savoir tel qu’il doit être transmis. Elle ne néglige rien, elle tient compte de tout. Et permet au gentleman-éducateur, à l’escamoteur-professeur d’enseigner avec ferveur, vigueur (enfin, les bonnes heures !), de tenir à distance les tristes spectres de la rancœur et de l’aigreur, sans nier, pour autant, qu’il y ait péril en la gageure. Si ce n’est pas élégant…
La question de la ruse pédagogique est depuis longtemps au cœur de la pédagogie. Ainsi en trouve-t-on déjà des exemples dans le célèbre ouvrage de Rousseau, Émile, ou De l’éducation : le précepteur, qui doit « exercer à la course un élève indolent et paresseux », n’hésite pas à distribuer des gâteaux aux enfants qui, sur leur passage, s’adonnent à cette activité… jusqu’au jour où « ennuyé de voir toujours manger sous ses yeux des gâteaux qui lui faisaient grande envie, [l’élève indolent] s’avisa de soupçonner enfin que bien courir pouvait être bon à quelque chose et voyant qu’il avait aussi deux jambes, il commença de s’essayer en secret ». Et, un peu plus tard, le même précepteur, échouant à enseigner à Émile l’astronomie, n’hésite pas à le perdre dans la forêt de Montmorency, à l’heure du déjeuner, afin de lui faire découvrir l’usage des points cardinaux : c’est ainsi que l’élève s’exclamera : « Allons déjeuner, allons dîner, courons vite : l’astronomie est bonne à quelque chose ! »
Bien sûr, on trouvera aujourd’hui ces exemples caricaturaux… Mais qui peut dire, pour autant, qu’il n’utilisera jamais la ruse pour mobiliser ses élèves, les amener à découvrir le plaisir d’apprendre, la joie de comprendre et la fierté de réussir ? La ruse est au cœur de l’acte pédagogique, dès lors qu’il se donne pour but la formation de la pensée et la construction de l’autonomie. Et les pédagogues y ont beaucoup réfléchi depuis Rousseau… Ce livre en est un magnifique exemple.
Philippe Meirieu
Au final, quels que soient les effets de la massification scolaire ou de la présumée démission parentale (qui ne saurait d’ailleurs concerner la totalité des élèves), les enseignants, trop souvent repliés sur leur discipline, se retrouvent seuls, désabusés et peu soutenus pour faire cours aux élèves qui sont face à eux et affronter les problèmes : démotivation, hostilité, ennui, envie d’être ailleurs… Et ce ne sont pas les incantations qu’on entend depuis des années (« Il faut restaurer l’autorité », « Il faut lutter contre le communautarisme », « Il faut plus de mixité sociale », « Il faut… ») qui font beaucoup avancer les choses dans le huis-clos des classes.