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Pierre Leyris (Traducteur)
EAN : 9782070408689
592 pages
Gallimard (14/05/1999)
3.67/5   43 notes
Résumé :
'Pierre ou les Ambiguïtés' (1852) fit sombrer la baleine de Moby Dick dans l'oubli tant il déchaîna de violence et de haine. Il dépeint les relations 'ambiguës' (incestueuses ?) que Pierre, apprenti écrivain, entretient avec Lucy, sa fiancée, et avec Isabel, sa demi-soeur. Tenu dès lors pour un auteur dangereux, irrévérencieux et dépravé, Melville fut notamment accusé d'avoir violé la sainteté des liens familiaux.
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Critiques, Analyses et Avis (6) Voir plus Ajouter une critique
Je ne sais ce qu'a voulu faire Melville avec ce livre, ou alors je ne le sais que trop.
Au moment de sa publication, l'Amérique est à l'établissement forcené d'une littérature nationale, vitrine de profondeur, reconnaissance d'ego pour l'estime de soi – parce que l'esprit pionnier et la religion ne suffisent pas toujours pour se sentir une dignité et une hauteur en tant que peuple. Il faut donc qu'un roman, pour y être célébré, exalte la vie typiquement américaine, notamment les paysages américains, l'histoire américaine, les émois américains – tous attributs assez superficiels d'une Nation qui se cherche une identité et qui s'efforce fébrilement à promouvoir sa marque esthétique et éthique dans l'espérance que cette marque existe bel et bien. le sachant, je ne puis m'empêcher de discerner l'opportunisme – sauf à s'agir de sincérité naïve – avec lequel par exemple Cooper et Whitman en usèrent pour s'octroyer les faveurs d'un public attentif à rediriger sur lui une partie du prestige d'écrivains qui, jusqu'alors et faute de passé, lui avaient fait défaut et dont probablement le manque lui faisait un peu honte en matière de rayonnement complet. Au moins Cooper et Whitman, dans leur entreprise, ne manquaient-ils pas d'une certaine assurance mâle, d'un style volontaire et audacieux, emportés ou épanchés, et, certes, ils pouvaient ainsi faire croire à l'accidentel de leur désir de gloire en ce que le lecteur était envahi, narrativement ou lyriquement, par un ton de puissance fougueuse qui paraissait absorber tout reproche de carriérisme et arborer les indices d'un transport de bon aloi, d'une inspiration spontanée, d'une décision farouche et intègre d'abandon presque patriotique.
Or étrangement, Melville, dans ce livre, est nettement plus anglais qu'américain, et c'est peut-être ce que ses compatriotes ne lui pardonnèrent point. On y trouve bien nombre de signes typiques d'adhésion à l'Amérique, mais si effacés, si apparemment contraints et formels, que j'ai peine à m'y figurer plus que la manifestation d'un désir de succès de complaisance à l'égard d'un public un peu ignare, plutôt jobard, et soucieux surtout d'apparence thématique. Pourtant, c'est aisément qu'on devine sur ce point la maladresse – non : littéralement, le paradoxe – d'un auteur qui ne parvient pas à dissimuler son attachement à des valeurs sinon opposées, du moins distinctes des plus fameuses prétentions américaines : si le protagoniste tire son origine d'aïeux s'étant battus pour l'indépendance – on l'espère alors un farouche démocrate –, il conserve tous les traits d'un aristocrate poudré que l'auteur semble naturellement préférer à la geste bravache et impulsive d'un révolutionnaire ; le décor est certes un berceau de nature admiré que jouxte une montagne fière, néanmoins c'est à peine si ce paysage existe pour plus que la parure, que l'illustration éventuelle d'un graveur et que quelque intention symbolique à l'usage de critiques distingués, il n'en est guère question, ni de cet esprit libre, franc, voire moqueur, qui caractérise tant l'emprise des espaces sauvages sur la mentalité américaine, ni de cette morale carrée, où tout est grossièrement taillé et résolu d'avance, et que dessine avec tant de caricature flatteuse la légende américaine convoitée des Américains ; Melville ici se montre sans doute trop fin, inappréciable à un vaste pan empressé de ses lecteurs contemporains et compatriotes qui ne rencontrent pas le caractère hardi et fanfaron, avec décision nette et pure, du citoyen simplifié qu'il voudrait probablement promouvoir avantageusement à la face du monde. le style même, dans Pierre, est curieusement shakespearien plutôt que pompier, avec des dialogues chargés de préciosités inconcevables aux modernes dans une veine euphuiste qui, du temps du dramaturge anglais, traduisaient déjà l'intention coupable d'abonder en effets de mode évidemment destinés à l'éphémère, mais dont ici l'usage anachronique et insistant, tranchant surtout vivement avec la narration moins ampoulée, devient quelque peu ridicule dans son invraisemblance outrée. Melville ne vit pas spirituellement aux États-Unis mais bien en Nouvelle Angleterre, ce dont, à vrai dire, je me moquerais, le talent n'étant d'aucun lieu, si ce n'était sa récurrence, justement, à faire du lieu commun, révélant par moments et surtout au commencement du livre l'ambition de complaire qui m'est fâcheuse ainsi qu'à tout artiste intègre.
Or, passé cela, que reste-t-il ?
Melville, je crois, connaît très bien ses forces littéraires après avoir écrit un roman aussi prodigieusement épais et dense que Moby Dick ; il sait notamment, ou croit savoir, qu'il n'a pas besoin d'un sujet fort romanesque, avec moult péripéties et action frénétique, pour produire une oeuvre « totale » ; il a confiance en lui, et particulièrement en sa faculté de digression, de développements, de réalisation et d'allongement d'une atmosphère réflexive singulière, pour peu qu'il puisse se servir d'un personnage propre à soutenir de pareilles méditations : il suppose ne nécessiter qu'une courte et surprenante intrigue bâtie autour d'un acte puissant parce qu'il a foi en lui-même, et je crois que même, probablement, il se rassurera ainsi, à sa table de travail, durant toute la rédaction de l'ouvrage, en concentrant l'attention sur chaque détail infinitésimal d'une pièce dont l'argument est pourtant faible. C'est ainsi que des auteurs minutieux jusqu'à la vétille se consolent parfois d'une oeuvre injustifiée ou dérisoire avec le sentiment d'agir en subtils orfèvres, et alors, dès que l'intrigue progresse à un rythme vaillant, certainement ils doivent se méfier ou s'affoler d'eux-mêmes, reconnaissant là un grand risque de négligence, supposant qu'ils ont dû brièvement manquer à la peinture d'une moindre réflexion du bout de leur pinceau minuscule. Cette objection, que je soulève avec un peu de risée, n'est pourtant pas pour discréditer les écrivains soigneux – j'aimerais qu'ils fussent aujourd'hui plus nombreux et que tout roman contemporain ne fût pas devenu une sorte d'inconsistant brossage –, mais elle reconnaît la finasserie stylistique comme le défaut de ceux qui, n'ayant guère à dire, s'inventent à mesure des finesses rhétoriques pour se donner l'illusion d'un spectaculaire et fastidieux peaufinage ainsi que d'une philosophie profonde. Je trouve même la plupart des digressions de Melville, dans cette oeuvre d'un aloi pesant et trébuchant, au fond assez pauvres, ou, pour le dire plus exactement, convenues, suivant presque toujours le dessein de métaphores décoratives et plaisantes, le filage de traits d'esprit fondés de représentations chrétiennes, le chemin répandu de symboles prévisibles parce que littéraires et classiques, sophistiqués et bienséants, arrivant avec joliesse au lieu de tomber juste. le récit entier est ainsi rendu aussi élégant qu'inutile, d'une longueur disproportionnée au sujet ; la richesse des figures, où l'auteur se complaît en fioritures plus que réglementaires, n'induit pas d'avantages réflexifs majeurs où éclaterait une vérité retentissante, un apophtegme édifiant, à quelques exceptions près ; on perçoit surtout un désir d'honorer des références – Shakespeare et Dante, notamment – avec divers pastiches que j'avoue ne pas démêler entièrement, et qui, ensemble, constituent les marques d'une déférence à l'égard d'une sorte d'Esprit de la littérature, mais où manque le génie brutal de l'innovation – et ainsi l'intrigue piétine-t-elle, avec ou sans impatiences selon la disposition mentale et le bon vouloir du lecteur.
Or, en quoi consiste l'intrigue, justement, ce fonds sur quoi Melville mise tant et suppose pouvoir exclusivement élever son édifice, avec forces parures et façonnages de circonlocutions, comme une cathédrale dont toutes les coupures doivent servir l'Idée suprême ? Ce n'est rien que ceci : Pierre, tout près de se marier à Lucy qu'il aime le plus noblement du monde, apprend secrètement qu'il a une soeur cachée, Isabel, et, son père étant mort, il n'ose faire cette révélation à sa mère qui en serait scandalisée et nierait sans doute. Alors, il décide de s'interdire d'un coup toute félicité présente et à venir, et préfère fuir, en parfait bandit d'infidélité et d'ingratitude, avec sa soeur qu'il proclame sa nouvelle femme pour l'assister sous ce déguisement.
Qu'on juge à présent si cette idée, qui fait le motif du roman, est d'une nature assez crédible, assez logique, assez composée et subtile, pour non seulement nourrir mais constituer toutes les péripéties de l'oeuvre, c'est-à-dire la seule. Car ce que j'ai eu l'air de signifier ici, c'est que ma synthèse ne serait que le linéament de l'intrigue, alors qu'en réalité c'en est à très peu près tout le déroulé exhaustif : rien d'autre n'a lieu ou juste des circonstances. Croirait-on qu'il faut attendre la page 103 pour que la soeur témoigne inopinément de son existence, et la page 313 pour que Pierre prenne son absurde résolution et ose la mettre en oeuvre, ceci jusqu'au dénouement, page 562, où, entre ces pages, le lecteur apprend uniquement son installation à New York, dans des conditions piteuses, sans presque aucun autre fait ni progression ? le livre tient en sept lignes contenant non seulement tous les rebondissements de l'intrigue mais aussi à peu près ses détails les plus éloquents, et la preuve : c'est que ce résumé figure dans mon édition en quatrième de couverture, et qu'on est stupéfait de constater, au fur et à mesure de la lecture, après cet aperçu qu'on espère trouver développé d'idées secondaires et de réalisations adventices, qu'on ne découvre rien davantage à lire l'intrigue si ce n'est ce style dont j'ai déjà parlé, et que le roman du début au dénouement est exactement dressé en un espace si bref, sans réduction traître ni véritable négligence : tout le reste est littérature, enjolivement attendu, remplissage de transitions astucieuses et spiritualités superfétatoires où même l'Art, qui n'est présent qu'à l'état d'une quintessence de correction et de propreté, ne rend aucune sensation de grandeur individuelle, de force, de vivacité, d'audace, environ comme un sermon anglais. C'est « fort bien écrit » en somme, et sans discontinuité, mais cette appréciation lénifiante est parfois un mépris, une insatisfaction et la marque d'un ennui que n'aiguillonne nulle autre grandeur qu'une patience de l'abondance et qu'une maîtrise de la lenteur. On ne peut même excepter de cette impression globale d'artifice l'impossible résolution sacrificielle de Pierre, qui n'est tantôt justifiée que par le peu de temps qu'il se serait donné pour la prendre, abnégation à laquelle Melville, j'ose le prétendre, ne croit pas lui-même sauf en « intuition littéraire » (la littérarité pressentie est souvent ce qui nuit la plus à la vitalité d'une oeuvre d'art), quand voici de cet aristocrate de la plus digne stature, de la plus irréprochable moralité, qui, adorant sa mère autant que sa fiancée avec une pureté confinant à la candeur la plus doucereusement romantique, consent à leur faire accroire, avec une brusquerie atroce dont il refuse d'avoir conscience (mais c'est en fait l'oblitération de vraisemblance dont l'auteur a besoin lui-même pour « passer » en esprit et imposer cet événement incroyable), qu'il a épousé une autre femme avec laquelle il part sur-le-champ, et l'on dit encore que c'est pour épargner l'image vertueuse de son père et empêcher la potentielle négation de cette soeur par sa mère, comme si Pierre ne se répudiait pas ainsi ni ne se compromettait, en image et en se niant, lui et sa famille, par l'accomplissement d'un acte d'une nature si ignoble et incompréhensible ! Mais c'est absurde ! mais c'est stupide ! mais c'est psychologiquement contradictoire ! N'eût-il pas suffi, par exemple, que sa soeur fût associée à sa maison comme quelque cousine reconnue et importée d'ailleurs ? qu'on lui trouvât n'importe quel prétexte d'exister parmi son frère, plutôt que de faire que ce frère, par souci d'elle, de son honneur et de la mémoire de son père, allât cracher sur tant d'honnêtes personnes en clamant avoir rompu ses serments les plus universels et essentiels ?! Quoi ? pour préserver une soeur inconnue, salir fiancée, mère, réputation, fortune, la félicité de toute une maison ?! Non, bien sûr, ça n'a pas de sens, mais on sent que l'idée, parce qu'inédite, est fascinante pour un auteur qui se propose un projet d'extrême minutie plutôt qu'une intrigue plausible (et même, à ce que je crois, qui se forme une gageure vaguement consciente de rendre acceptable une intrigue qu'il devine bancale au moyen d'une insistante minutie), et on peut deviner que cette idée présente d'emblée un caractère de bizarrerie pathétique propice à toutes sortes d'effusions et de réflexions morales dont l'écrivain, qui veut se soumettre par défi au difficultueux labeur de ne parler que d'une seule chose, doit se saisir pour prétendre à un ouvrage de la plus grande ciselure et de l'éloquence la plus grave. Et, d'ailleurs, en effet, le pari n'est-il pas tenu ? cela ne représente-t-il pas, en fin de compte, un livre de 562 pages ?
J'avais tant aimé l'histoire du capitaine Achab, qui pourtant, à mon souvenir, ne répugne guère non plus en digressions et en étrangetés, que je m'étais attendu au même style composé, beaucoup plus mâle et impliqué que dans ce roman qui est une rêverie propre et éthérée, c'est-à-dire presque toujours lisse et inoffensive, écrite certainement avec le caractère professionnel et routinier d'un méthodique stylisticien, non sans moult affèteries et bavardages formels. Et bizarrement aussi, on retrouve parfois la verve hardie et polémique de l'auteur de « Bartleby », mais durant une cinquantaine de pages seulement, depuis la 381 surtout, bien que ces critiques, après tant de fadaises et de mièvreries qu'elles précèderont de nouveau, tombent là d'une façon si disparate qu'on a peine à retrouver le goût des malheurs éplorés, des tragiques destinées de Pierre et de ses infortunées compagnes qui, en matière de douleurs épluchées avec dextérité, comptent bien parmi les personnages les plus navrants que la littérature ait portés ! Ce bref recul tient alors, je crois, du soulagement pour Melville qui ne peut supporter au long cours ce ton perpétuel de lamentation et d'innocence ampoulée auquel il a décidé, ainsi qu'un pensum il y a presque quatre cents pages, de se soumettre, cette élégie superlative que la cohérence de son protagoniste lui a fixée non sans quelque lassitude, cette pleutrerie honorable et débonnaire qui finit par exaspérer, cette dégoulinante vertu utilement colorée sous des dehors paradoxaux qui commencent à échauffer la bile de son auteur ; il se ressource ainsi en « cognant » un peu dans la société pour se reconsolider, il frappe et se moque pour se ragaillardir avant le pathétique le plus terrible et misérabiliste ; on dira qu'il joue avec astuce et qu'il témoigne ainsi de sa verve baroque et de son talent des variations, mais, en fait, je crois bien qu'il fait seulement une pause incontrôlable – il avait besoin de ce morceau de bravoure, viril et exaspéré, pour redevenir, en toute conscience de sa capacité désormais, le gentilhomme servile et efféminé par lequel il a débuté son livre, et ainsi finir le roman avec cohérence – évidemment dans la plus hyperbolique déchéance (que ce dénouement, analysé par un philologue durement perspicace, présente de caractères soigneusement masqués d'emportement sinon de débarras !). Soit, Melville a donc accompli sa gageure, c'est indéniablement une oeuvre « de longues veilles », formellement irréprochable sans doute, et dont le style méticuleux résonne comme le signe d'une « grande oeuvre », mais en loin seulement, car en qui résonne-t-elle ? En qui peut-elle produire quelque attachement raisonné ou passionné plus que superficiel ? Qui peut profondément atteindre cette mentalité de clergyman, cette casuistique improbable de faiseur d'énigmes inutiles, cette posture frigide de suave moraliste à oraisons ornementées, ce transport facticement travaillé, toute cette adhésion exacerbée de sentimentalisme, atermoiement, dilemme affreux, surenvolée lyrique, etc. ? Sage, trop sage, quoique virtuose en un sens, ce déploiement de figures-types sur un sujet estimé à tort propice à la contemplation, au « roman global » : parfois, en aspirant à l'universel, on s'abîme quand même dans la mode qui réclame, justement, un universel sur mesure, et je soupçonne cet ouvrage d'avoir été élaboré dans l'intention de complaire, avec tout ce qu'il faut de posé, de respectable, de tendre, d'injuste révoltant et de chrétiennement élevé pour susciter non l'émoi sincère, mais l'approbation guindée d'une société aimable, d'un salon de convenances. Un épanchement d'âme que l'auteur a façonnée tout exprès pour représenter les goûts de son temps et attendrir ceux de son époque, et donc insuffisamment brave – et pourtant, un pénible exercice de style sur une telle longueur – : voilà pour moi l'essentiel de Pierre, dévoiement généreux de l'artiste qui espère à force d'avoir désespéré, et qui, tâchant à correspondre, produit autre chose que lui-même. C'est la preuve qu'on peut, avec une application régulière et inlassable, s'asseoir à un secrétaire, et, à heures fixes, mettre son esprit dans la disposition la plus douce pour raconter ce qu'on aimerait sentir, ce qu'il faudrait qu'on pense, et ce qu'on suppose qu'un lecteur normal aimerait éprouver : la tentative n'est pas neuve, on travestit une personnalité pour vouloir toucher du monde, et c'est ainsi que le monde abîme l'individualité d'un écrivain à force de le mépriser pour ses oeuvres les plus originales : après l'excellent Moby Dick alors globalement boudé par la critique, je crois que Melville voulut s'en faire apprécier ainsi que du public, pour essayer un « succès ». Et sur ce fonds de résolution et d'effort en quelque sorte contre nature, il écrivit Pierre, qui est l'émanation d'un esprit de foule bourgeoise et puritaine, touchant à la fois dames pâmées et graves directeurs de conscience, c'est-à-dire le contraire d'un esprit de propreté : il en reçut, à ce que j'ai lu, une persistance de mépris, quoique moins stupide que le précédent, dû, cette fois, à ce matériau composite où, avec le faux agréable, transparaît du vrai scandaleux… et c'est tout ensemble bien plus dramatique et injuste, cette violence faite à un auteur qu'on ignore quand il excelle et qu'on dédaigne quand il veut condescendre, malgré l'ironie, que je n'ai l'air de dire.
Lien : http://henrywar.canalblog.com
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Herman Melville (1819-1891) est un romancier, essayiste et poète américain. Presque oublié à sa mort, Melville est redécouvert dans les années 1920 à travers son oeuvre maîtresse Moby Dick. Il est désormais considéré comme l'une des plus grandes figures de la littérature américaine. Pierre ou les ambiguïtés, l'un de ses onze romans date de 1852 et vient d'être réédité. Il offre une particularité dans son oeuvre, c'est le seul qui se déroule aux Etats-Unis.
Pierre Glendinning, l'héritier du manoir de Saddle Meadows près de New York est fiancé à Lucy Tartan. Il vit avec sa mère, une veuve au caractère dominateur. Un concours de circonstances l'amène à découvrir et rencontrer Isabel Banford, sa demi-soeur, l'illégitime et orpheline enfant de son père. Pour préserver la mémoire de celui-ci, Pierre conçoit alors un plan extravagant sensé épargner le chagrin à sa mère et pouvoir attribuer à Isabel une juste part de la succession : Il annonce à sa mère s'être marié secrètement avec Isabel, une inconnue, et il part avec elle pour New York, accompagnés par Delly Ulver, une réprouvée locale depuis qu'elle s'est fait engrossée. La vie espérée dans la grande ville s'avère plus difficile que prévue - Pierre s'envisageait écrivain - le trio subsistant tant bien que mal dans un refuge aménagé pour les nécessiteux.
L'histoire se complique sévèrement quand Lucy débarque, ne réclamant rien, sinon vivre avec eux. Et la situation devient carrément abracadabrante puisque nous avons Pierre et Isabel supposés être mariés aux yeux du monde (mais frère et demi-soeur en réalité), Delly en servante et fille perdue, et enfin Lucy qui se fait passer pour la cousine de Pierre (mais en fait, sa vraie ex-fiancée) ! Tout cela va mal se finir et le drame éclater quand un cousin de Pierre va lui chercher des noises pour défendre l'honneur de la famille.
Oh ! Mes aïeux, quel extravagant roman.
Le rapide résumé (et je vous ai tu la scène finale !) en dit assez long sur le genre de bouquin dans lequel ne se risqueront que les lecteurs avertis. Car il faudra y ajouter le style de l'écrivain (inhabituel par rapport à ce que je connaissais de lui) qui m'a demandé plus de cent pages de lecture pour m'y habituer. Une écriture ampoulée, parodiant de faux alexandrins quand les personnages s'expriment. C'est long, c'est très long, c'est trop long, bourré de pâmoisons et de considérations ou tourments psychologiques lourdingues, car d'un autre âge. Vous avez aimé Moby Dick, ici vous direz c'est assez ! (Pardons, je n'ai pas pu m'en empêcher)
J'ajouterai que l'écrivain insère dans son texte ses propres commentaires sur la manière dont il mène son récit, ou bien sur la littérature en général, allant jusqu'à donner ses conseils aux jeunes écrivains (« Il ne voyait pas qu'il n'est point d'étalon pour l'esprit créateur, que celui-ci ne doit jamais donner son adhésion à tel grand livre en particulier ni se laisser dominer par lui. »)
A ce point de mon analyse je me suis interrogé, suis-je le seul à avoir peiné devant ce roman grotesque du grand Herman Melville ? Car même en prenant en compte sa date d'écriture, il faut faire de gros efforts. J'ai fait des recherches et il s'avère que dès l'origine, la publication fut un désastre critique et financier pour Melville et il fut universellement condamné autant pour sa moralité que pour son style. Ecriture, qui dans ce livre, est qualifiée ainsi par Jacques-Fernand CahenLa littérature américaine » P.U.F. 1950) : « son vocabulaire est souvent exagérément noble : on n'y meurt pas, on y expire ; seuls la pourpre et le cramoisi y existent et non le simple rouge ; il n'y a pas de maisons, mais des édifices qui ont des croisées au lieu de vulgaires fenêtres… » avant néanmoins d'en conclure que Melville est « un des plus grands prosateurs non seulement des Etats-Unis, mais de toute la langue anglaise. »
J'ai beaucoup souffert pour lire ce roman, partagé entre exaspération et sarcasmes contenus (dans un roman moderne, tout le monde aurait fini dans le même plumard !), et pourtant, moi qui déteste les longs romans je suis arrivé à le terminer. Car sous tous ses défauts, à mes yeux, il y a là de nobles sentiments et une certaine beauté.
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C'est par une prière instante, en manière d'avertissement, et avant que d'en venir au fait, que débute la présente critique : ô lecteur! Ne lit pas, dans la naïveté de ton innocence, la quatrième de couverture! La dite quatrième de couverture réalisant la gageure immonde, dans les huit succinctes lignes qui la composent, d'un divulgâchage en règle de l'intrigue du roman.

Pierre Glendinning est l'unique rejeton d'une excellente famille de vieille souche. Sa vie s'écoute comme un long fleuve tranquille, dans la complicité avec une mère, qu'il appelle affectueusement "ma soeur" s'enorgueillissant de ce fils bien sous tout rapport et dans la piété d'une mémoire révérencieuse pour un père remarquable trop tôt disparu. Ce bel ordonnancement subitement disparait quand Isabel, une jeune fille de condition modeste, se fait connaitre de lui en lui annonçant qu'elle est sa demi-soeur. Pierre, soucieux de préserver la bonne renommée de son père, également déterminé à ne point troubler durablement la paix de sa mère en lui annonçant cette confondante révélation, reconnaissant néanmoins en son coeur cette soeur ignorée de tous, se jure de lui apporter tout le concours d'un frère. Devant une telle conjonction de considérations contradictoires, notre héros prend une décision radicale entrainant la ruine de toute sa situation sociale. Il rompt ses fiançailles avec une certaine Lucy, et s'enfuit avec Isabel, qu'il fait passer pour son épouse afin de préserver sa réputation, mais la belle évincée les rejoint dans un deuxième temps et Pierre se voit obligé de prétendre, pour sauver les apparences, qu'elle est sa cousine. Ainsi c'est le noble élan de Pierre et ses conséquences, riches en potentialités ambiguës, à la symbolique incestueuse, qui explique la singularité du titre du seul roman de Melville qui se déroule aux États-Unis.

Les habitués de Melville qui rechercheraient dans le présent roman un énième avatar de l'expérience maritime de son auteur seront déçus. Point de chasse au cachalot, point de mer du sud ni d'aventure exotique. Pierre ou les ambiguïtés est une sorte de mélodrame psychologique, à la morale assez insaisissable sinon équivoque, desservi par des dialogues "plaqués" déclamatoires et artificiels, mais qui recèle en son sein le meilleur de Melville : un lyrisme flamboyant.
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Après la déception de Moby Dick qui m'avait coupé l'envie de lire d'autres Melville, quelle belle découverte que ce roman Pierre ou les Ambiguïtés. Comme quoi il ne faut pas réduire un auteur à un seul livre. Ce roman étrange et surprenant mérite d'être lu pour que chacun s'en fasse sa propre opinion.
Pierre semble vivre dans un havre de paix auprès de sa mère Mary et sa fiancée Lucy, lorsque surgit Isabel, la demi-soeur de Pierre, inconnue à lui jusqu'alors et qui changera radicalement son destin, comme une apparition démoniaque. L'inceste et la confusion des passions semble rôder autour l'entourage de Pierre, de sa mère qu'il appelle soeur, à sa soeur qui ne le laisse pas indifférent et même chez la fiancée abandonnée et dévouée à Pierre. Cette noirceur qui imprègne chaque événement du récit est maquillée par le lyrisme du texte, qui exacerbe les sentiments des uns et des autres.
C'est un livre que l'on peut détester ou adorer, mais qui ne laisse sûrement pas indifférent. Il m'a semblé rappeler les grandes destinées des épopées antiques, adaptées à une tragédie moderne. Il semble en réalité d'après les critiques que ce livre ait été une dénonciation ou parodie de la littérature romantique de la première moitié du XIXe siècle.
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PIERRE OU LES AMBIGUÏTÉS d' HERMAN MELVILLE
Pierre est un riche héritier, il vit avec sa mère, une veuve dominatrice et se prépare à épouser sa fiancée, Lucy. Il reçoit une lettre d'une jeune femme, Isabelle, se prétendant sa demi soeur. C'est le point de départ de l'épopée de Pierre qui va quitter son confort familial, abandonner Lucy et partir à la ville avec Isabelle qu'il fera passer pour sa femme. Quand Lucy, un peu plus tard rejoindra ce faux couple, le scandale sera à son comble.
Ce livre a définitivement coulé Herman Melville accusé d'avoir écrit un roman sur l'inceste, il sera classé comme un auteur dépravé et dangereux, on est en 1852 et s'attaquer à la sacro sainte famille est risqué. le plus curieux dans cette affaire est que rien ne démontre ce supposé inceste quand on lit attentivement et comme souvent la rumeur fera son travail de sape.
Si vous n'avez lu que Moby Dick ou Bartleby, vous ne reconnaîtrez pas cette prose et ce style si différent. Il faut s'habituer à un rythme bien particulier, un peu ampoulé, agrémenté de réflexions psychologiques qui ne sont pas toujours d'une grande légèreté. Un roman qui ne manque pas d'intérêt et qui préfigure le sujet des familles recomposées et la difficulté à les gérer, mais le style est trop « lourd » pour que je vous le recommande autrement que comme une curiosité pour approfondir Melville.
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Citations et extraits (18) Voir plus Ajouter une citation
Déchirées en mille morceaux, les pages imprimées de l’Enfer et de Hamlet gisaient à terre, piétinées, et les ouvertures vides raillaient Pierre de leurs vains titres. Dante l’avait rendu furieux, mais Hamlet insinuait qu’il n’y avait personne à frapper. Dante lui avait appris qu’il possédait une amère raison de combattre, mais Hamlet lui inspirait la crainte de faillir dans la lutte. Il se reprit à maudire son destin, car il commençait à comprendre qu’après tout il n’avait fait que finasser avec lui-même, tergiverser et perdre en méditation sentimentales des instants qu’il eût dû consacrer à l’action immédiate.
Quarante-huit heures et plus s’étaient écoulées. Isabel était-elle reconnue à la face du monde ? Avait-elle paru en public à son bras ? Qui la connaissait, hormis Pierre ? Comme un vil poltron, il avait erré dans les bois pendant le jour, et, comme un vil poltron, il s’était glissé chez elle pendant la nuit ! Comme un voleur, il s’était mis à bégayer et à pâlir devant sa mère ! Lui qui avait épousé la cause de la Justice Sacrée, il avait permis à une femme de se dresser impérieusement devant lui ! Ah ! il est aisé pour l’homme de penser en héros, mais il est difficile pour l’homme d’agir en héros. Toutes les audaces imaginables pénètrent dans son âme, mais peu en sortent hardiment.
Voulait-il ou ne voulait pas de façon vitale accomplir ce qu’il avait résolu ? L’étoffe considérable qu’il fallait pour cela, la possédait-il ou ne la possédait-il pas ? Pourquoi différer ? Pourquoi remettre ? Son parti était pris, pourquoi ne pas agir ? Que lui restait-il à apprendre ? Relativement à la reconnaissance publique d’Isabel, que lui était-il resté d’essentiel à apprendre depuis qu’il avait jeté un regard sur sa première lettre ? Des doutes sur son identité étaient-ils venus l’arrêter ? Point du tout. Sur la muraille épaisse et ténébreuse du mystère d’Isabel éclatait le fait brûlant, comme tracé par quelque doigt phosphorescent, qu’Isabel était sa sœur. Eh bien ! alors, que signifiait cette entière dérobade devant les actes ? Se laissait-il ébranler par la pensée que, dès qu’il aurait parlé à sa mère d’Isabel et de sa résolution de la déclarer sienne hardiment et tendrement, la fière Mme Glendinning, repoussant cette atteinte à la mémoire de son mari, repousserait également Pierre et Isabel, et les dénoncerait l’un et l’autre à sa haine comme des complices dénaturés, acharnés à souiller le nom du plus pur des époux et des pères ? Nullement. Cette pensée ne le hantait point. N’avait-il pas arrêté déjà que sa mère ne saurait rien de la naissance d’Isabel ? Mais alors, comment pourrait-il reconnaître Isabel à la face du monde, si sa mère ne devait rien savoir de cette reconnaissance ? Misérable équivoqueur, pitoyable barguigneur à courte vue, quel grotesque jeu de dupe n’as-tu pas joué avec toi-même ! Imbécile et lâche ! Lâche et imbécile ! Déchire ta poitrine pour y lire l’histoire confondante de ton aveugle sottise ! Tes deux magnifiques résolutions – la reconnaissance publique d’Isabel et la dissimulation de son existence à ta propre mère – sont inconciliables. Et de même, ta décision magnanime de garder de tout reproche l’honorable mémoire de ton père et ton intention de revendiquer ouvertement le lien de fraternité qui t’attache à Isabel sont également inconciliables. Qu’un seul individu ait pu prendre ces quatre déterminations sans s’apercevoir qu’elles s’excluaient l’une l’autre, c’est là une folie indicible, Pierre, qui imprime au fer rouge sur ton front la marque de ton incompréhensible présomption !
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Traînant son boulet et sa chaîne, il s'affala sur son lit ; car, lorsque l'esprit est accablé, le corps ne peut se reposer, par sympathie, que dans la prostration, et c'est pourquoi souvent le lit est le premier refuge du chagrin.
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Jamais mineur de Cornouailles ne creusa sous la mer plus avant que l'Amour ne s'enfonce sous les flots des regards. L'Amour perce à une profondeur de deux millions de brasses et ne s'arrête qu'ébloui par le fond de perles.
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Ah! pères et mères du monde entier, soyez prudents, prenez garde! Peut-être vos enfants ne comprennent-ils point encore la signification des mots et des signes sous lesquels vous pensez déguiser en leur innocente présence la chose sinistre à laquelle vous faites allusion. Pour l'instant ils ne saisissent point ; la plupart des choses extérieures leur échappent ; mais si, plus tard, le Destin place entre leurs mains la clef chimique de l'énigme, avec quelle merveilleuse facilité ils liront les inscriptions les plus obscures et les plus oblitérées de leur mémoire ; avec quelle ardeur ils fouilleront en eux-mêmes pour y trouver de nouveaux graffiti.
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Il me plaît que la Mort soit aussi démocratique ; et, désespérant de toute autre démocratie réelle et permanente, je chéris du moins la pensée que si, durant la vie, certaine tête sont couronnées d'or et certaines autres d'épines, pourtant, de quelque façon qu'on les cisèle, les pierres tombales sont toutes semblables.
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Herman Melville n'a jamais su que le roman qu'il avait écrit à l'âge de 31 ans deviendrait un jour l'un des livres les plus célèbres du monde. Il est mort dans la misère et son chef-d'oeuvre, « Moby Dick », n'est devenu un succès que près d'un demi-siècle après sa disparition.
« Moby Dick » d'Herman Melville, à lire dans sa nouvelle traduction chez Gallimard
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