Avant
Hannah Arendt et son
Eichmann à Jérusalem,
Robert Merle dans
la Mort est mon métier fait le diagnostic le plus glaçant concernant la mise en oeuvre de la violence nazie. Dans un style admirable, en dépit du sujet, il décrit le caractère industriel : non pas tant du point de vue quantitatif que, précisément de celui de l'organisation « scientifique » du travail, due à Taylor et chère à Ford dès le début du XXe siècle – et ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le seul portrait qu'Hitler possédait dans son bureau personnel était celui d'Henri Ford – grande antisémite il est vraie).
A cet « ouvrage », plusieurs protagonistes ont participé. Et tous, en Fhürer (qui signifie leader en allemand) chacun apportant sa pierre et, plus encore, son dévouement au projet de la solution finale. C'est précisément toute cette « industrieuse intelligence » et le zèle que les uns et les autres mettrons à parfaire leur « solution » qui apparaît dans ce tristement sublime roman. C'est, déjà, avant les mots d'Arendt, la « banalité du mal », ce crime d'inconscience, d'irresponsabilité au nom de la seule vertu d'obéissance qui est analysé à travers l'exemple, certes symptomatique et ô combien zélé, de Rudolf (Lang) Höss, responsable du plus grand des camps de la mort.
Certes, il n'est pas question de nier la responsabilité de l'individu chez
Robert Merle. Et les pages éblouissantes concernant son enfance avec son père, si elles peuvent paraître éclairer, expliquer un tempérament, ne sont en rien une justification. Preuve en est que
Robert Merle parle de « métier », et non de fonction. Or le métier veut, justement, que celui qui l'exerce apporte son intelligence propre au travail prescrit, qu'il développe un savoir-faire, construit dans la confrontation au réel, qu'il devienne un expert au sens de celui qui connaît non pas en théorie les méthodes mais se confronte à la pratique et à ses aléas.
Ce roman, que je découvre tard, s'il est l'histoire d'un homme qui, jusqu'au bout, aura le sentiment d'avoir accompli son devoir parce qu'il a obéit aux ordres, ne voyant plus dans les victime de son « travail » que de simples quantités à gérer, fait écho aux meilleurs travaux que j'ai personnellement pu lire sur la question de la mise à mort des parias du régime nazi (Juifs, Roms, Slaves, opposants politiques, handicapés…).
Enzo Traverso par exemple dans son grand travail sur la généalogie de la violence nazie explique lui aussi (mais plus tard), ô combien on se trompe en pensant avoir affaire à des fous.
Gunther Anders aussi, magistralement, et d'autres technocritiques avec lui montreront en effet que ce système fut tout sauf une barbarie comme on emploie généralement le terme pour désigner des primitifs sans foi ni loi. A cet égard d'ailleurs, le travail de l'historien américain
Jeffrey Herf montre bien, lui aussi, que le nazisme plonge ses racines dans un culte immodéré pour la technologie (même s'il s'inscrit contre la raison au sens des Lumières), permettant de parler de modernité réactionnaire.
Ainsi, on aurait tort de croire que la bête immonde est définitivement enfouie sous les monceaux d'études et de rappel mémoriel. C'est encore le psychanalyste et père de la psychodynamique du travail,
Christophe Dejours, qui dans son excellent
Souffrance en France, reprend à son compte le concept arendtien de banalité du mal pour autopsier les organisations du travail contemporaines : le saucissonnage des tâches et des responsabilité, la cécité organisé sur les tenants et aboutissants du travail, les stratégies d'enrôlement des (le terme la encore fait écho) « collaborateurs », la construction des idéologies de défense pour justifier (au regard de ceux qui l'exécute) le « sale boulot », etc., sont toujours à l'oeuvre dans les organisations actuelles du travail. Et qu'on ne vienne pas nous dire que les comparaisons sont sans commune mesure avec le projet hitlérien d'élimination des untermensch (sous-hommes) quand on sait que d'énormes transnationales (type Coca Cola, Monsanto, Nestlé, Esso et autres industries pétrolières évidemment, etc., etc.) non seulement n'hésitent pas à déplacer des populations entières, à ravager leur environnement (et celui de tous), mais encore à prôner un nouvel ordre mondial fondé, une nouvel répartition du pouvoir et de l'espace, et à affirmer la nécessité de créer un homme nouveau (ce qui était déjà le projet d'Henry Ford).
C'est précisément ce projet que l'on peut qualifier de totalitaire (d'où la formule, et les remarquables écrits sur le «
totalitarisme industriel » de
Bernard Charbonneau). Il s'agit, en somme, de dénaturer l'être humain, non pas en le réduisant au stade animal (au sens bestial - chacun sait d'ailleurs désormais que les animaux ne nuisent pas aux autres espèces ni à leur environnement), mais en pensant pouvoir/devoir l'ériger au rang de dieu, en réalité un monstre qui n'incarne qu'une seule chose : le mal absolu.