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Montaigne : Essais - Flammarion tome 3 sur 3
EAN : 9782080702128
376 pages
Flammarion (12/10/1993)
4.22/5   90 notes
Résumé :
S'il y a quelque personne, quelque bonne compagnie, aux champs, en la ville, en France, ou ailleurs, resséante ou voyagère, à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me soient bonnes, il n'est que de siffler en paume, je leur irai fournir des essais, en chair et en os.

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Critiques, Analyses et Avis (4) Ajouter une critique
En démarrant cette lecture des Essais, je ne pensais pas arriver au bout aussi rapidement (après un arrêt page 64 durant des années...), et encore moins en tirer trois billets. Et j'avoue que j'en ai laissé de côté, tellement il y a matière!

Existe en français moderne

Voilà que mes recherches sur internet pour trouver une couverture m'amènent au texte du livre III, et pourquoi ne pas copier coller la portion du chapitre IX, de la vanité, p 404, que je voulais citer? (j'en ai même failli écrire 'voulois'). Paresse, paresse, mais ce texte est parfait!

"Cette farcisseure est un peu hors de mon theme. Je m'esgare, mais plustot par licence que par mesgarde. Mes fantasies se suyvent, mais par fois c'est de loing, et se regardent, mais d'une veue oblique. J'ay passé les yeux sur tel dialogue de Platon mi party d'une fantastique bigarrure, le devant à l'amour, tout le bas à la rhetorique. Ils ne creignent point ces muances, et ont une merveilleuse grace à se laisser ainsi rouler au vent, ou à le sembler. Les noms de mes chapitres n'en embrassent pas tousjours la matiere ; souvent ils la denotent seulement par quelque marque, comme ces autres tiltres : l'Andrie, l'Eunuche, ou ces autres noms : Sylla, Cicero, Torquatus. J'ayme l'alleure poetique, à sauts et à gambades. C'est une art, comme dict Platon, legere, volage, demoniacle. Il est des ouvrages en Plutarque où il oublie son theme, où le propos de son argument ne se trouve que par incident, tout estouffé en matiere estrangere : voyez ses alleures au Daemon de Socrates. O Dieu, que ces gaillardes escapades, que cette variation a de beauté, et plus lors que plus elle retire au nonchalant et fortuite. C'est l'indiligent lecteur qui pert mon subject, non pas moy ; il s'en trouvera tousjours en un coing quelque mot qui ne laisse pas d'estre bastant, quoy qu'il soit serré. Je vois au change, indiscrettement et tumultuairement. Mon stile et mon esprit vont vagabondant de mesmes. (...) Puisque je ne puis arrester l'attention du lecteur par le pois, manco male s'il advient que je l'arreste par mon embrouilleure.--Voire, mais il se repentira par apres de s'y estre amusé.--C'est mon, mais il s'y sera tousjours amusé. Et puis il est des humeurs comme cela, à qui l'intelligence porte desdain, qui m'en estimeront mieux de ce qu'ils ne sçauront ce que je dis : ils conclurront la profondeur de mon sens par l'obscurité, laquelle, à parler en bon escient, je hay bien fort, et l'eviterois si je me sçavois eviter. Aristote se vante en quelque lieu de l'affecter ; vitieuse affectation. Par ce que la coupure si frequente des chapitres, de quoy j'usoy au commencement, m'a semblé rompre l'attention avant qu'elle soit née, et la dissoudre, dedeignant s'y coucher pour si peu et se recueillir, je me suis mis à les faire plus longs, qui requierent de la proposition et du loisir assigné. "

Me voilà bien. Rien que ce chapitre de la vanité mériterait un billet. D'ailleurs il existe en mini livre à la bibli, donc, cher lecteur, si tu es encore là, peut-être commenceras-tu par cette lecture, de laquelle j'ai sorti bien des amusements. Montaigne lui-même s'amuse; oui la majorité du contenu des chapitres n'a plus grand chose à voir avec son titre, oui je les ai allongés, ces chapitres, oui, j'embrouille mon lecteur.

Et alors? Et je suis ravie d'être tombée sur cet A sauts et à gambades (n'est-ce pas, Dominique?)

Allez, encore, pour la route : ce chapitre parle aussi des raisons pour lesquelles Montaigne aime à voyager, avec ce délicieux "je peregrine très saoul de nos façons, non pour cercher des Gascons en Sicile (j'en ay assez laissé au logis)"

Chapitre 1, de l'utile et de l'honneste
"Je parle au papier comme je parle au premier que je rencontre"

Nos paroles, justement
"Je ne dis rien à l'un que je ne puisse dire à l'autre, à son heure, l'accent seulement un peu changé; et ne rapporte que les choses ou indifferentes ou cogneuës, ou qui servent en commun. (...) Ce qui a esté fié à mon silence, je le cele religieusement, mais je pres à celer le moins que je puis" (p 197 198)

Chapitre 2, du repentir
"le langage latin m'est comme naturel, je l'entens mieux que le françois, mais il y a quarante ans que je ne m'en suis du tout poinct servi à parler, ny à escrire; si est-ceque à des extremes et soudaines esmotions où je suis tombé deux ou trois fois en ma vie,et l'une, voyent mon pere tout sain se renverser sur moy, pasmé, j'ay toujours eslancé du fond des entrailles les premieres paroles Latines; nature se sourdant et s'exprimant à force, à l'encontre d'un long usage."
Magnifique et bien vu, non?

Chapitre 3 : de trois commerces. Où l'on a la description de sa librairie. (p 233) N'est-ce pas, claudialucia?

Chapitre 5 Sur des vers de Virgile
Ben on va dire sexe, cocuage et jalousie? p 275
"Le caractère de la cornardise est indelebile"

Chapitre 6 : Des coches
Cela parle-t-il des coches? Ceux qui ont suivi devinent que oui, un peu, mais ensuite sans trop crier gare, voilà Montaigne parlant d'un autre monde venant d'être découvert.p 316 Et puisqu'on l'ignorait jusqu'ici, qui sait si c'est le dernier? le voilà qui admire et défend ces royaumes du Mexique et du Pérou, et pense pis que mal des conquérants européens.

Chapitre 10 : de mesnager sa volonté
Montaigne se voit offrir la mairie de Bordeaux, charge qu'il n'avait pas demandée, mais il sera réélu, et donnera satisfaction. Il se sentait pourtant "sans memoire, sans vigilance, sans experience, et sans vigueur; sans hayne aussi, sans ambition, sans avarice et sans violence." Il n'a pas cherché à tout bousculer, préférant le calme aux tempêtes. Cela lui a réussi.

"Le Maire et Montaigne ont tousjours esté deux, d'une separation bien claire."
"Quand ma volonté me donne à un party, ce n'est pas d'une si violente obligation que mon entendement s'en infecte.(...) Mon interest ne m'a fait mesconnoistre ny les qualitez louables en nos adversaires, ny celles qui sont reprochables en ceux que j'ay suivy.(...) Un bon ouvrage ne perd pas ses graces pour plaider contre ma cause." Etc. p 421.
Quelle belle feuille de route, encore pour aujourd'hui!

Oh mais oui! le lendemain du 9 décembre 1582 fut le 20 décembre 1582 (bulle du pape, décision suivie par Henri III). Montaigne a vécu cela ("l'eclipsement nouveau des dix jours du Pape m'ont prins si bas que je ne m'en puis bonnement accoustrer"° p 419

"De toutes choses les naissances sont foibles et tendres. Pourtant faut-il avoir les yeux ouverts aux commencements; car comme lors en sa petitesse on n'en descouvre pas le dangier, quand il est accreu on n'en descouvre plus le remede."

Chapitre 11 Des boyteux (qui contiendra peu de boiteux, forcément )
"Il y a deux ou trois ans qu'on acoursit l'an de dix jours en France"

"Si j'eusse eu à dresser des enfans, je leur eusse tant mis à la bouche cette façon de respondre enquesteuse, non resolutive : 'Qu'est-ce à dire? Je ne l'entens pas. Il pourroit estre. Est-il vray?' (...) Qui veut guerir de l'ignorance, il faut la confesser." p 439

Chapitre 13 : de l'experience, à mon sens celui qui m'a éblouie, qui m'a le plus parlé, et qui se lit extrêmement facilement, ou alors cela signifiait que j'étais rodée? Celui dont je recommande la lecture, celui que je relirai volontiers. D'ailleurs je dois avouer que le livre trois des essais est mon préféré.

On le sait, Montaigne souffrait de la maladie de la pierre, ou de la gravelle, je crois des calculs rénaux, et ouille ouille ouille quand on est en crise, à l'époque pas de traitements fiables.

"Si votre medecin ne trouve bon que vous dormez, que vous usez de vin ou de telle viande, ne vous chaille: je vous en trouveray un autre qui ne sera pas de son avis."

Montaigne a choisi de laisser faire la nature, de leur 'donner passage'.
"Mais un tel en mourut. - Si fairés vous, sinon de ce mal là, d'un autre. Et combien n'ont pas laissé d'en mourir, ayant trois medecins à leur cul?"

Bref, il est ainsi venu à bout de diverses maladies. "On les conjure mieux par courtoisie que par braverie."
"La goutte, la gravelle, l'indigestion sont symptomes des longues années, comme des longs voyages la chaleur, les pluyes et les vents."

Puis suit un long passage où Montaigne (quand on connaît la médecine de son temps, on ne peut lui donner tort)(de nos jours on a des remèdes!) accepte sa maladie avec philosophie. Mais attention, ne pas me faire dire ce que je n'ai pas dit, c'est Montaigne, homme de son temps, ayant jusque là bien vécu et atteignant un bel âge pour son époque. j'ai bien aimé comment Montaigne, dans sa maladie et ses crises, ne perd pas l'occasion de réfléchir et de tirer des leçons pour lui-même. le voici devenu à fond le sujet de son livre, et il demeure cohérent avec lui-même.

Long passage...
"Il faut apprendre à souffrir ce qu'on ne peut eviter. Nostre vie est composée, comme l'armonie du monde, de choses contraires, aussi de divers tons, douz et aspres, aigus et plats, mols et graves. le musicien qui n'en aymeroit que les uns, que voudroit il dire ? Il faut qu'il s'en sçache servir en commun et les mesler. Et nous aussi les biens et les maux, qui sont consubstantiels à nostre vie. Nostre estre ne peut sans ce meslange, et y est l'une bande non moins necessaire que l'autre. D'essayer à regimber contre la necessité naturelle, c'est representer la folie de Ctesiphon, qui entreprenoit de faire à coups de pied avec sa mule. Je consulte peu des alterations que je sens, car ces gens icy sont avantageux quand ils vous tiennent à leur misericorde : ils vous gourmandent les oreilles de leurs prognostiques ; et, me surprenant autre fois affoibly du mal, m'ont injurieusement traicté de leurs dogmes et troigne magistrale, me menassant tantost de grandes douleurs, tantost de mort prochaine. Je n'en estois abbatu ny deslogé de ma place, mais j'en estois heurté et poussé ; si mon jugement n'en est ny changé ny troublé, au moins il en estoit empesché ; c'est tousjours agitation et combat. Or je trete mon imagination le plus doucement que je puis et la deschargerois, si je pouvois, de toute peine et contestation. Il la faut secourir et flatter, et piper qui peut. Mon esprit est propre à ce service : il n'a point faute d'apparences par tout ; s'il persuadoit comme il presche, il me secourroit heureusement. Vous en plaict-il un exemple ? Il dict que c'est pour mon mieux que j'ay la gravele ; que les bastimens de mon aage ont naturellement à souffrir quelque goutiere (il est temps qu'ils commencent à se lacher et desmentir ; c'est une commune necessité, et n'eust on pas faict pour moy un nouveau miracle ? je paye par là le loyer deu à la vieillesse, et ne sçaurois en avoir meilleur compte) ; que la compaignie me doibt consoler, estant tombé en l'accident le plus ordinaire des hommes de mon temps (j'en vois par tout d'affligez de mesme nature de mal, et m'en est la societé honorable, d'autant qu'il se prend plus volontiers aux grands : son essence a de la noblesse et de la dignité) ; que des hommes qui en sont frapez, il en est peu de quittes à meilleure raison : et si, il leur couste la peine d'un facheux regime et la prise ennuieuse et quotidienne des drogues medicinales, là où je doy purement à ma bonne fortune : car quelques bouillons communs de l'eringium et herbe du turc, que deux ou trois fois j'ay avalé en faveur des dames, qui, plus gratieusement que mon mal n'est aigre, m'en offroyent la moitié du leur, m'ont semblé également faciles à prendre et inutiles en operation. Ils ont à payer mille veux à Esculape, et autant d'escus à leur medecin, de la profluvion de sable aysée et abondante que je reçoy souvent par le benefice de nature. La decence mesme de ma contenance en compagnie ordinaire n'en est pas troublée, et porte mon eau dix heures et aussi longtemps qu'un autre. La crainte de ce mal, faict-il, t'effraioit autresfois, quand il t'estoit incogneu : les cris et le desespoir de ceux qui l'aigrissent par leur impatience t'en engendroient l'horreur. C'est un mal qui te bat les membres par lesquels tu as le plus failly ; tu és homme de conscience.
Quae venit indignè paena, dolenda venit.
Regarde ce chastiement ; il est bien doux au pris d'autres, et d'une faveur paternelle. Regarde sa tardiveté : il n'incommode et occupe que la saison de ta vie qui, ainsi comme ainsin, est mes-huy perdue et sterile, ayant faict place à la licence et plaisirs de ta jeunesse, comme par composition. La crainte et pitié que le peuple a de ce mal te sert de matiere de gloire ; qualité, de laquelle si tu as le jugement purgé et en as guery ton discours, tes amys pourtant en recognoissent encore quelque teinture en ta complexion. Il y a plaisir à ouyr dire de soy : Voylà bien de la force, voylà bien de la patience. On te voit suer d'ahan, pallir, rougir, trembler, vomir jusques au sang, souffrir des contractions et convulsions estranges, degouter par foys de grosses larmes des yeux, rendre les urines espesses, noires, et effroyables, ou les avoir arrestées par quelque pierre espineuse et herissée qui te pouinct et escorche cruellement le col de la verge, entretenant cependant les assistans d'une contenance commune, bouffonnant à pauses avec tes gens, tenant ta partie en un discours tendu, excusant de parolle ta douleur et rabatant de ta souffrance. Te souvient il de ces gens du temps passé, qui recerchoyent les maux avec si grand faim, pour tenir leur vertu en haleine et en exercice ? Mets le cas que nature te porte et te pousse à cette glorieuse escole, en laquelle tu ne fusses jamais entré de ton gré. Si tu me dis que c'est un mal dangereux et mortel, quels autres ne le sont ? Car c'est une piperie medecinale d'en excepter aucuns, qu'ils disent n'aller point de droict fil à la mort. Qu'importe, s'ils y vont par accident, et s'ils glissent et gauchissent ayséement vers la voye qui nous y meine ? Mais tu ne meurs pas de ce que tu es malade ; tu meurs de ce que tu es vivant. La mort te tue bien sans le secours de la maladie. Et à d'aucuns les maladies ont esloigné la mort, qui ont plus vescu de ce qu'il leur sembloit s'en aller mourants. Joint qu'il est, comme des playes, aussi des maladies medecinales et salutaires. La cholique est souvent non moins vivace que vous ; il se voit des hommes ausquels elle a continué depuis leur enfance jusques à leur extreme vieillesse, et, s'ils ne luy eussent failly de compaignie, elle estoit pour les assister plus outre ; vous la tuez plus souvent qu'elle ne vous tue, et quand elle te presenteroit l'image de la mort voisine, seroit ce pas un bon office à un homme de tel aage de le ramener aux cogitations de sa fin ? Et qui pis est, tu n'as plus pour qui guerir. Ainsi comme ainsin, au premier jour la commune necessité t'appelle. Considere combien artificielement et doucement elle te desgouste de la vie et desprend du monde : non te forçant d'une subjection tyrannique, comme tant d'autres maux que tu vois aux vieillarts, qui les tiennent continuellement entravez et sans relache de foyblesses et douleurs, mais par advertissemens et instructions reprises à intervalles, entremeslant des longues pauses de repos, comme pour te donner moyen de mediter et repeter sa leçon à ton ayse ; pour te donner moyen de juger sainement et prendre party en homme de coeur, elle te presente l'estat de ta condition entiere, et en bien et en mal, et en mesme jour une vie tres-alegre tantost, tantost insupportable. Si tu n'accoles la mort, au moins tu luy touches en paume une fois le moys. Par où tu as de plus à esperer qu'elle t'attrappera un jour sans menace, et que, estant si souvent conduit jusques au port, te fiant d'estre encore aux termes accoustumez, on t'aura et ta fiance passé l'eau un matin inopinément. On n'a point à se plaindre des maladies qui partagent loyallement le temps avec la santé. Je suis obligé à la fortune de quoy elle m'assaut si souvent de mesme sorte d'armes : elle m'y façonne et m'y dresse par usage, m'y durcit et habitue ; je sçay à peu pres mes-huy en quoi j'en doibts estre quitte. A faute de memoire naturelle j'en forge de papier, et comme quelque nouveau symptome survient à mon mal, je l'escris. D'où il advient qu'à cette heure, estant quasi passé par toute sorte d'exemples, si quelque estonnement me menace, feuilletant ces petits brevets descousus comme des feuilles Sybillines, je ne faux plus de trouver où me consoler de quelque prognostique favorable en mon experience passée. Me sert aussi l'accoustumance à mieux esperer pour l'advenir ; car, la conduicte de ce vuidange ayant continué si long temps, il est à croire que nature ne changera point ce trein et n'en adviendra autre pire accident que celuy que je sens. En outre, la condition de cette maladie n'est point mal advenante à ma complexion prompte et soudaine. Quand elle m'assaut mollement elle me faict peur, car c'est pour long temps. Mais naturellement elle a des excez vigoreux et gaillarts ; elle me secoue à outrance pour un jour ou deux. (suite ailleurs)
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[Remarque du 21 octobre 2015]
Le livre III des Essais, à la différence des deux autres, comprend peu de chapitres, mais ils sont très longs, très sinueux et pleins de surprises, ramenant dans leurs filets tous les thèmes possibles dans un ensemble que seul "l'indiligent lecteur" croira hasardeux et mal construit. Chaque chapitre peut se lire comme un tout, et d'ailleurs, certains ont été édités à part pour l'école, comme "de la Vanité", "Des coches" ou "de l'expérience". C'est une lecture "au long cours", une lecture qui accompagne le lecteur de longues années durant, qui le transforme souvent, s'il le veut bien, mais qui le transforme en lui-même, si j'ose dire, bien loin de l'aliéner à des pensées qui ne seraient pas les siennes. Montaigne affirme, enseigne peu : il montre comment examiner les pensées toutes faites et comment s'en défaire par le doute et la critique. C'est une école, mais de liberté d'esprit, qu'ont suivie ses lecteurs du siècle suivant, que l'on appelait Libertins.

[Relecture de novembre 2022]
Il n'y a pas plus de fin à la relecture de Montaigne, qu'il n'y en avait à l'écriture des Essais. L'auteur signale ce point au début de son essai sur la Vanité : tout le papier et toute l'encre du monde ne suffiraient pas à noter les activités d'un esprit humain, qui est par nature infini et capable, comme un champ en friche, de produire d'innombrables mauvaises herbes. Dans ce livre III des Essais, l'auteur se libère définitivement des contraintes formelles que l'on sentait encore parfois dans les deux livres précédents : il adopte de manière définitive la forme ouverte, digressive et imitant les caprices de la conversation. Un sujet ne peut être traité, encore moins épuisé, selon la méthode de la concentration et de la limitation : il faut, dit-il, l'aborder de biais, de travers et de mille autres façons, pour le traiter vraiment. Ainsi, l'essai sur les vers de Virgile parle peu des vers de Virgile, mais suffisamment, car ils sont éclairés par les réflexions de toute une vie passée à lire de la poésie, et aussi par l'expérience de toute une vie amoureuse : on sait bien que l'amour et la poésie sont liés. C'est ainsi que dans l'essai sur les vers de Virgile, on trouvera d'audacieux propos sur la vie sexuelle de l'auteur et sur la manière dont la sexualité est considérée dans la France de la Renaissance. Nous, lecteurs, déciderons s'il est loin, ou près, de Virgile et de ses vers. de même, c'est à nous de déceler le rapport entre les coches et la chute des empires aztèque et inca.

Enfin, la forme ouverte permet à la prose de Montaigne de se déployer selon tous les registres de style et les types d'éloquence, car l'auteur ne se limite jamais, ne se spécialise jamais, à un seul ton, à un seul type de langage et d'exposition ('dispositio" dans la rhétorique ancienne). On prendra plaisir au charme profond que ce refus des formes universitaires procure au texte. A ce titre-là, Montaigne est à l'opposé des philosophes systématiques, dont le meilleur exemple pourrait être Spinoza qui écrit son Ethique "more geometrico", à la façon d'une démonstration mathématique. Montaigne se qualifie de "philosophe imprémédité et fortuit", dont les "fantaisies [idées] se suivent, mais parfois c'est de loin, et se regardent, mais d'une vue oblique". La forme ouverte nuit parfois à la clarté du propos, mais elle construit une relation solide entre le lecteur et l'auteur, une amitié par-delà les siècles avec le meilleur des écrivains français : "il met le lecteur quel qu'il soit dans cet esprit d'humanité sereine dans lequel Montaigne vivait et voulait être compris" (Hugo Friedrich).
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Lu il y a 30 ans ces essais ont guidé ma vie, ce ne sont pas mes seuls guides mais il y a des pensées qui ne me quittent pas.
Je les ai lus dans le cadre scolaire en vieux français, c'est savoureux mais il faut s'accrocher parfois pour comprendre sa pensée.
Montaigne est un honète homme!
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La lecture du dernier livre des Essais est comme un crépuscule, Montaigne sent les prémices de la vieillesse et son dernier chapitre est une longue réflexion sur la maladie et la mort. Malgré mes difficultés à bien comprendre le sens de certains passages, il est étonnant de lire un auteur du XVIe siècle aussi critique avec les préceptes religieux. Montaigne exalte le temps présent, il se repaît du réel qui l'entoure. de manière constante, il fustige ceux qui refusent de vivre en accord avec la nature, pour se projeter dans un futur improbable, se complaire dans un passé mythifié ou s'enfermer dans de loufoques chimères. Mais censure oblige, Montaigne s'empresse de rectifier le tir de temps en temps, en faisant l'éloge de l'Eglise catholique.
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Citations et extraits (16) Voir plus Ajouter une citation
C'est un usage de nostre justice, d'en condamner aucuns pour l'advertissement des autres. De les condamner par ce qu'ils ont failly, ce seroit bestise, comme dict Platon. Car, ce qui est faict, ne se peut deffaire ; mais c'est affin qu'ils ne faillent plus de mesmes, ou qu'on fuye l'exemple de leur faute. On ne corrige pas celuy qu'on pend, on corrige les autres par luy.
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Mais il ne faut pas appeler devoir, comme nous faisons tous les jours, une aigreur et une intestine âpreté qui naît de l'intérêt et passion privés ; ni courage, une conduite traîtresse et malicieuse. Ils nomment zèle leur propension vers la malignité et violence ; ce n'est pas la cause qui les échauffe, c'est leur intérêt ; ils attisent la guerre, non parce qu'elle est juste, mais parce que c'est guerre.

III-1.
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Les deux sortes de fréquentation dont j’ai parlé (celle des hommes estimables et celle des femmes belles et honorables) relèvent du hasard et dépendent d’autrui.
La première a l’inconvénient d’être rare, et l’autre se fane avec l’âge ; c’est pourquoi elles n’eussent pas su remplir ma vie.
Mais celle des livres, la troisième, est bien plus sûre et nous est plus personnelle.
Elle a pour sa part la constance et la facilité d’emploi : elle accompagne tout le cours de ma vie et me vient en aide partout ;
elle me console dans la vieillesse et dans la solitude,
elle m’ôte le poids d’une oisiveté fastidieuse,
et me permet d’échapper à tout moment aux gens qui m’ennuient… Pour trouver un dérivatif à une idée importune,
il suffit de recourir aux livres : ils m’accaparent facilement, et m’en détournent.
Et de plus, ils ne se rebellent pas de voir que je ne les recherche qu’à défaut des autres agréments, plus réels, plus vifs et plus naturels : ils me font toujours bonne fi gure
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(74%) Il n’a jamais pu s’astreindre à lire un titre, un contrat; chez lui, la moindre chose le préoccupe

Depuis dix-huit ans que j’administre mes biens, je n’ai pas su prendre sur moi d’examiner ni mes titres de propriété ni mes principales affaires, que je devrais cependant connaître à fond, puisque j’ai à y veiller. Ce n’est pas par mépris des choses passagères de ce monde, inspiré par la philosophie: je n’en suis pas détaché à ce degré, et les estime pour le moins à leur valeur; mais bien par l’effet d’une paresse et d’une négligence puériles et incurables. Que ne ferais-je pas plutôt que de lire un contrat, plutôt que de me mettre à secouer ces paperasses poudreuses qui me feraient l’esclave de mes affaires ou, ce qui est encore pis, l’esclave de celles des autres comme font tant de gens pour de l’argent. Rien ne me coûte tant que le souci et la peine; je ne recherche que la nonchalance et la mollesse.
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Le mariage, a pour sa part l’utilité, la justice, l’honneur, et la constance. Un plaisir plat, mais plus universel. L’amour se fonde au seul plaisir. Et l’a de vrai plus chatouillant, plus vif, et plus aigu. Un plaisir attisé par la difficulté. Il y faut de la piqûre et de la cuisson : Ce n’est plus l’amour, s’il est sans flèches et sans feu.
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