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EAN : 9782070401185
248 pages
Gallimard (26/11/1996)
3.96/5   599 notes
Résumé :
Huit vies. Huit noms, à peine écrits en titre des chapitres, déjà tombés en désuétude. Pierre Michon pénètre les vies de ses ancêtres, anodines, infimes, parcellaires : minuscules. Malgré ou à cause de l'insuffisance des existences, l'écrivain défriche, le temps de l'écriture, ces vains terrains vagues qu'envahissent à nouveau les mauvaises herbes de l'insipide dès la plume reposée. Nul apitoiement. De la dureté plutôt, si elle ne se mêlait à une indescriptible émot... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (89) Voir plus Ajouter une critique
3,96

sur 599 notes
Minuscules et précieuses comme des pierres brutes que l'écrin des mots et des phrases cisèle en pierres précieuses. Vies ordinaires de gens ordinaires, magnifiées par la magie de l'écriture. Histoires d'amour, de trahison, d'amitiés et de haine, de celles qui laissent des traces et forgent les destins.
C'est un sublime hommage à ses ancêtres, ces gens de peu, qui ont tracé les sillons de ce que sera son existence.
La langue est originale, unique, proustienne par la longueur et la complexité de ses phrases, mais fleurant bon le terroir par les particularités du lexique. C'est une réconciliation avec la littérature, dans ce qu'elle a de plus artistique. de celle écrite avec les tripes. de celle qui se mérite, loin des fadaises des autofictions pourtant couronnées de lauriers médiatiques.

« Il ne pensait pas vraisemblablement que ce monde fut mauvais, mais au contraire insolemment riche et prodigue, et on ne pouvait répondre à sa richesse quand lui opposant, ou lui ajoutant, une magnificence verbale épuisante et totale, dans un défi toujours recommencer et dont l'orgueil est le seul moteur ».

Tout est là : la magie du verbe, le pouvoir qu'il confère, la couleur qu'il donne à la nature, ici personnage à part entière , aux sentiments, aux histoires même banales.
Très belle expérience de lecture, exigence, mais l'effort est à hauteur de la récompense.
Lien : http://kittylamouette.blogsp..
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Il m'est difficile de parler de Vie minuscules sans le mettre en parallèle avec l'oeuvre de deux autres auteurs limousins.
Il s'agit de "Miette", par Pierre Bergounioux, corrèzien lui aussi, comme Bergounioux, et de "Ma vie parmi les ombres" de richard Millet.
Apparemment les trois écrivains se connaissent, mais n'appartiennent pas à une "école" ou à un mouvement littéraire plus ou moins provincial, comme l'école dite "de Brive". En tout cas, leur écriture n'a rien de "provincialiste" au sens péjoratif où ce courant est parfois considéré -à tort - en France. En tout cas, si l'on entend par provincialiste une littérature exhaltant le terroir, une France profonde dans laquelle il faudrait chercher des modèles de comportements vertueux, on est loin de ce tableau idyllique dans les trois livres en question. Non que les personnages d'origine paysanne aient des comportements amoraux ou soient corrompus, bien au contraire parfois. Mais il semblerait que le terroir, enferme plus qu'il ne libère, empêche les êtres de se réaliser, de s'épanouir. Il y a bien chez certains, une noblesse de comportement à l'intérieur de leur communauté, mais il y a aussi une résignation à être enchaîné par le lieu où ils sont nés et ont vécu.
Bergounioux est né à Brive. Comme Millet, il est rapidement monté à Paris. Il est prof de lettres modernes en banlieue et sculpteur... Sa pratique professionnelle et ses prises de position le situent à gauche.
Millet gagne sa vie de ses romans et de son travail chez Gallimard. C'est lui qui a conseillé à l'éditeur de publier les Bienveillantes, après avoir lu les 300 premières pages seulement et alors que le futur Goncourt avait été refusé par plusieurs maisons d'édition. Quelqu'un qui a un tel flair de lecteur ne peut pas être totalement nul...... Il est plutôt conservateur, passéiste, voire carrément réac diront certains. Il énerve en effet beaucoup de gens par sa posture de dandy, de dernier Mohican de la belle langue française.
Michon est originaire de la Creuse. Il fut Mao en 68. Il a fait des études à Clermont, a appartenu à une communauté qui rêvait de changer le monde en inventant un théâtre révolutionnaire, avant de sombrer dans l'alcoolisme, puis de se quasi clochardiser, selon ses propres dires. L'une de mes amies l'a connu lorsqu'elle était étudiante à Clermont......... Elle s'en souvient comme d'un garçon torturé, complexé, conscient du manque d'attraction qu'il exerçait sur les femmes......
En tout cas, les trois compères nous parlent d'une d'une époque pas si lointaine et pourtant à jamais révolue, d'un monde paysan ayant subi une rupture qualitative dans ses modes de vie , comme s'il s'agissait d'une "civilisation" disparue en moins de trente ans, englouti par les vagues modernistes des trente glorieuses.. Bergounioux fait remonter ce début de la fin à plus tôt, et le dit admirablement à propos des bouleversements sociaux et économiques qui allaient causer la première guerre mondiale: "C'est 1910. le temps monte des plaines. Il s'insinue dans les vallons, gravit les pentes comme un ruisseau remontant à la source, l'éveillant. Il infiltre l'arène pâle, esquisse les lointains. La guerre précipite son cours...."
Ce qui m'interpelle à la lecture des ces trois écrivains, c'est :
- La proximité du style. La phrase se fait (se veut diront ceux qui n'apprécient pas..) Proustienne. Par ces détours et circonvolutions, cette syntaxe tente de rendre, je crois, l'immobilité ou plutôt le caractère cyclique du temps dans lequel évoluent les personnages, avant que leur société rurale ne soit emportée par le maelstrom linéaire de l'Histoire.
- le fait que les trois auteurs s'intéressent à la vie des petites gens des hauteurs de la Marche et du plateau de Millevaches, scandée par des événements, gestes et attitudes immémoriaux, se dupliquant à l'identique, depuis toujours. Chez bergounioux, pourtant non soupçonnable de sympathie pour des thèses neo-racistes, ls types humains et les faciès semblent être façonnés par le paysage et le climat, dans le granit qui brise le soc des charrues et condamne les êtres à un sort de serf sur leur propre sol.
- le fait que les trois écrivains tentent, à leur manière, de rendre compte de la difficulté qu'ont les êtres nés dans ces "hauts" inhospitaliers, mêmes ceux qui ont fait des études, à s'arracher à la tourbe, au milieu confiné de leur naissance, qui condamne les hommes (et surtout les femmes...) à inscrire leur vie dans le rayon limité du hameau qui les a vus naître, ou à y retourner inexorablement, après leurs aventures, leurs études ou à la fin de leur vie, comme la plupart des personnages principaux, qui ne peuvent s'arracher à leur terre, ne serait-ce que par la pensée. On peut avoir l'impression, en lisant ces oeuvres parallèles, que ces contrées austères, influencent le style de ceux qui les décrivent. Pas d'envolées lyriques à la Pourrat sur les monts du Forez ou la chaîne des Puy ici. Ces sommets lumineux et majestueux , que les protagonistes aperçoivent parfois au loin, sont porteurs, eux, d'un espoir d'échapper au cercle étroit dans lequel s'inscrit leur petite vie. Les plateaux limousins ou creusois, plantés d'alignements sombres et réguliers de résineux destinés à la coupe, semblent induire une vision pessimiste du monde chez les êtres peuplant leurs écrits. (il faudrait dire les ombres, à l'instar de Millet) C'est un peu comme si le même regret nostalgique de huis-clos culturel, de cloaque familial et social étouffant, qui a pourtant opprimé les enfants et adolescents, les jeunes hommes et femmes qu'ils furent, hantait leurs souvenirs, suintait dans les détours méandreux de l'écriture..
Certains personnages arrivent bien à fuir définitvement, mais cette extraction est toujours douloureuse, jamais vraiment bénéfique, ni pour eux, ni pour leur entourage. C'est le caspour la mère du narrateur de Millet, qui fait le malheur de son fils en allant vivre à la ville, en quittant le père et en abandonnant son petit à ses tantes, le lais sant pour toujours ressasser, sa rancoeur d'enfant mal aimé. C'est aussi le cas d' Adrien dans "Miette", qui va travailler à la RATP à Paris pendant quarante ans, mais qui revient finir ses jours au village, abandonné de sa femme, sans enfants. C'est enfin le sort du personnage de la première des nouvelles du recueil de Michon (André Dufourneau), qui part en Afrique, pour devenir quelqu'un, ne plus être un paysan, une ombre parmi d'autres ombres, ou faire fortune (comme Rimbaud, le modèle inaccessible de Michon. Pour l'auteur de Vies minuscules, l'exil n'et pas géographique. Il réside dans l'écriture. de Dufourneau, qui est une sorte de Rimbaud presque illettré, on dit au village qu'il a pu être tué par les noirs dont il exploitait la sueur pour devenir un monsieur. On dirait que les autochtones, en en faisant un bouc émissaire sacrifié symboliquement par la rumeur, est coupable d'avoir déserté le village, d'avoir trahi la communauté en s'éloignant. Il en va de même parfois, pour les écrivains, qui osent partir pour mieux parler ensuite de leur terre natale, pour la peindre sans concession. Comme Rimbaud de sa ville et de son square et de ses bourgeois. On pense aussi à Pierre Jourde qui fut agressé, physiquement lui, et pas seulement symboliquement, caillassé par les gens du village du Puy de Dôme dont il est question dans son livre pays perdu, pour avoir eu la plume trop cruelle à l'égard des habitants du plateau du Cézalier..
- On retrouve la même vision tragique de la destinée chez ces trois romanciers, la même que chez un Duneton, lui aussi corrézien (tiens tiens, un autre !!). Dans ses romans (Le monument par exemple, sur la grande guerre..) et dans des écrits plus biographiques ou pédagogiques, il parle aussi très bien de sa condition d'enfant de paysan qui ne peut, malgré ses succès scolaires, se sentir en harmonie avec les citadins et les bourgeois, tous ceux qui parlaient le français à la maison, qu'il coitoiera ensuite dans sa vie d'adulte, de prof, d'écrivain...
Je me dis d'ailleurs qu'il serait peut-être intéressant d'aller voir du côté de Giraudoux (autre limousin...) pour vérifier si ces thèmes apparaissent chez lui.
Je ne me souviens pas avoir rencontré de telles problématiques chez l'auteur de Siegfried et le limousin, mais il y a si longtemps, et à l'époque, j'étais bête et peu préoccupé de la disparition des modes de vie ruraux.............et de la nostalgie qui pouvait étreindre les "croûlants" à l'idée que leur monde disparaissait........
Enfin et surtout, ces trois auteurs m'émeuvent car j'ai des aïeux creusois, j'ai vécu ces atmosphères d'après-guerre dans la campagne du centre de la France, je connais ces paysages pour les avoir parcouru avec ma famille en allant rendre visite à des parents proches ou éloignés. Quand on a passé ses vacances de toussaint dans la Creuse, dans un hameau perdu du côté d'auzances, dans une ferme glaciale habitée par un oncle veuf et sa soeur aveugle, bigote et radoteuse, on s'identifie facilement aux narrateurs des trois romans qui décrivent ce monde déclinant, en train de disparaître.


Lien : http://jcfvc.over-blog.com
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D'une lecture exigeante mais ô combien envoûtante, « Vies minuscules » possède un style ciselé et infiniment poétique.
On se laisse entraîner sur les pas de ces gens ordinaires, ces « vies minuscules » que le talent de Pierre Michon sait rendre vivants et si proches qu'on pourrait les compter parmi nos amis.
On croise, au fil des pages, huit destins, des « gens de peu », oubliés des vivants mais dorénavant immortalisés par l'auteur. Tous les sentiments s'y côtoient, à commencer par l'amour mais aussi la haine, la trahison, la rivalité et la folie. Tous les âges de la vie s'y retrouvent, enfance, adolescence, vie adulte, et vieillesse. C'est un concentré d'humanité, une galerie de portraits émouvants et sincères qui évoluent dans un temps fugitif.

J'ai lu ce roman avec lenteur, pour en apprécier chaque tournure de phrase, chaque particularité de vocabulaire. le genre de la nouvelle se prête à merveille à la lecture fractionnée.
Ce roman déjà ancien, (Il a reçu le prix France Culture en 1984) est un récit intemporel devenu un grand classique.



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Vies minuscules,

Vies paysannes,

Vie de labeurs, de douleurs,

Enfances solitaires loin de chez soi.

Vies adultes, vies de vicissitudes.

L'auteur nous livre ici le portrait intimiste de huit destins sous forme de nouvelles dans un français peu utilisé avec des mots anciens qui rendent ardue la lecture des différents récits.

Des tranches de vie marquées par l'âpreté des moeurs et des modes de vie d'un autre temps.

Se conjugent passé, présent, futur, enfance, adolescence, vie adulte, vieillesse, amour, mort, abandon, folie, alcoolisme, rivalité, mélancolie, délires futiles.

Même si la narration est poétique et fait appel à la mémoire des anciens, l'auteur use et abuse de longues phrases, de métaphores qui alourdissent le ton.

Les récits de vie sont fortement emprunts de superstition, d'esprit et de rituels religieux.

Les reliques sont vénérées pour faire face aux coups du destin.

Je pense que ce livre nécessite une lecture fractionnée, lente, méditée pour apprécier l'écriture singulière de cet écrivain qui de près ou de loin a cotoyé ces vies.

Pierre Michon a une conscience aigüe de la fragilité des choses et de leur caractère éphémère.

L'auteur a du talent c'est indéniable, même si cette lecture m'a fortement troublée à la fois par sa difficulté, sa beauté, sa lucidité, son grain de folie.
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Comme il arrive avec les écrivains exceptionnels, je n'ai retenu de Pierre Michon que son écriture. La qualité extraordinaire de celle-ci a agi comme une lumière aveuglante.. Il me faudra lire et relire pour entendre, derrière les mots, ce qu'ils désignent. Heureuse, avec Michon je redécouvre l'éblouissement de la lecture.
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critiques presse (2)
Culturebox
26 mars 2024
Un récit romancé paru en 1984, qui rencontra un succès immédiat et fut récompensé la même année du prix France Culture. Un ovni littéraire, défini par beaucoup comme un chef d’œuvre.
Lire la critique sur le site : Culturebox
LePoint
22 juin 2020
Vies minuscules est un premier récit, écrit à l'âge de trente-sept ans. Un portrait en creux de l'auteur et un hommage au monde rural. Tout est dur, impitoyable, rude. La langue coupe le souffle, car on y est totalement immergé.
Lire la critique sur le site : LePoint
Citations et extraits (90) Voir plus Ajouter une citation
Le réel, ou ce qui se veut donner pour tel, reparut.
   Imaginons les, Fiéfié et Toussaint, un petit matin de brume, partant pour Mourioux à la foire aux cochons. Ils ont des perles de brouillard aux moustaches. Ils sont heureux en traversant les bois, leur rôle bien en main, vivant d'eux-mêmes sans demander à quiconque ratification de leur joie modeste, inventée modestement ; ils poussent devant eux non sans cérémonie quelques cochons indociles ; ils blaguent : qu'ils profitent de cet instant où j'entends leur voix rire dans la montée des Cinq-Routes. Les voilà à Mourioux. Situons là, entre l'église immuable et droite, les panonceaux dorés perdus dans la glycine fleurie ou défleurie de la façade du notaire, et la fenêtre où je pourrais écrire ces lignes, le lieu, qui fut peut-être celui-ci ou un autre tout semblable, où la vérité selon Toussaint Peluchet vacilla. La foire faite, ils allèrent boire chez Marie Jabely avec des maquignons. Très vite sans doute Fiéfié fut noir, délaissa les marchandages et se mit à parler haut et fort selon son cœur : L'Amérique apparut parmi les buveurs, et Antoine crânement marchait dans cette terre sainte, il faisait de grands gestes là-bas vers tous ceux d'ici. Le vieux, engoncé dans la cravate noire et le col dur des jours de foire, de noces, les nippes raides et fabuleuses de l'autre siècle absurdement pendues aux épaules malaisées des paysans, le vieux ne pipait mot et laissait pérorer, fier, tacite, indulgent comme un Auteur abandonnant à son nègre la tâche ingrate et subalterne des dialogues. Alors, d'un groupe de jeunes gens une voix narquoise et catégorique tout à coup s'éleva, la voix d'un fils Jouanhaut qui revenait, un peu mirliflore je pense et avantageux, avec des souliers vernis ou encore ses grosses épaulettes de sergent, de Rochefort où il avait fait son temps sous les drapeaux ; la voix infatuée, catégorique et mirliflore comme la réalité elle-même entrant en bottes vernies dans un bistrot de campagne, affirma ceci : le fils n'était pas en Amérique, on l'avait vu de ce côté-ci. À la chaîne et deux par deux sous les huées des poissardes, il embarquait sur le port pour le bagne de Ré.
   Le père ne cilla pas : il regardait longuement devant lui, comme engourdi. Pesamment il mit son chapeau, paya son verre, à voix haute salua et sortit. Fiéfié s'emporta mais on ne l'écoutait plus, on faisait cercle autour de l'iconoclaste ; sa parole étonnée redevint celle, sans écho, d'un ivrogne un peu niais. Chancelant sous le poids d'un courroux trop grand pour lui qui le rendait stupide, il passa la porte à son tour : avec navrement, avec une douleur aiguë qui le stupéfia de n'être imputable ni au manque de vin ni au rire des enfants, le paillasse vit le vieux bien droit qui l'attendait debout près de l'abreuvoir, adossé au murmure sempiternel et cristallin du filet d'eau, sous la glycine. Qu'ils rentrent au Châtain sous la pluie, la nuit peu à peu les serrant contre elle dans son manteau de châtaigniers, Fiéfié glapissant comme un renard en chasse, et les seuls lourds souliers ferrés du vieux...
   Ce qu'il en fut réellement, nul ne le sait; les vieux l'ont pu savoir (je ne l'affirme pas).. Antoine fut peut-être heureux et américain ; ou, bagnard, souverainement investi du bonnet à rayures, il trimait dans le port de Rochefort "où les forçats meurent dru" ; ou il fut les deux, dans l'ordre qu'on voudra : on put l'embarquer à coups de fouet, à Saint-Martin-De-Ré vers Cayenne en Amérique, pour accomplir lointainement la fiction paternelle autant que les prophéties carcérales éparses dans le petit Manon Lescaut, qu'il avait lu avec amour. Mais aussi bien il a pu disparaître dans la solitude vulgaire d'un indicible emploi de boutique ou d'écritures, en chambre d'hôtel déteinte que la lumière oublie, dans la banlieue de Lille ou d'El paso ; sa morgue inemployée ne l'aura pas quitté. Ou enfin, écrivain failli avant d'être et dont nul ne lira jamais les pauvres pages, il aura fini comme aurait fini le petit Lucien Chardon si la poigne de Vautrin ne l'eût sauvé des eaux :forçat encore. Car je pense quant à moi qu'il avait tout, presque, pour être un auteur intraitable : l'enfance aimée et rompue désastreusement, l'orgueil féroce, un saint patron obscurément inflexible, quelques lectures jalouses et canoniques, Mallarmé et combien d'autres pour contemporains, le bannissement et le père refusé ; et qu'il s'en fût fallu comme d'habitude d'un cheveu, je veux dire d'une autre enfance, plus citadine ou aisée, nourrie de romans anglais et de salons impressionnistes où une mère belle tient dans sa main gantée la vôtre, pour que le nom d'Antoine Peluchet résonnât dans nos mémoires comme celui d'Arthur Rimbaud.
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Ma grand-mère, qui s’est mariée en 1910, était encore fille. Elle s’attacha à l’enfant, qu’elle entoura assurément de cette fine gentillesse que je lui ai connue, et dont elle tempéra la bonhomie brutale des hommes qu’il accompagnait aux champs. Il ne connaissait ni ne connut jamais l’école. Elle lui apprit à lire, à écrire. (J’imagine un soir d’hiver ; une paysanne jeunette en robe noire fait grincer la porte du buffet, en sort un petit cahier perché tout en haut, « le cahier d’André », s’assied près de l’enfant qui s’est lavé les mains. Parmi les palabres patoises, une voix s’anoblit, se pose un ton plus haut, s’efforce en des sonorités plus riches d’épouser la langue aux plus riches mots. L’enfant écoute, répète craintivement d’abord, puis avec complaisance. Il ne sait pas encore qu’à ceux de sa classe ou de son espèce, nés plus près de la terre et plus prompts à y basculer derechef, la Belle Langue ne donne pas la grandeur, mais la nostalgie et le désir de la grandeur. Il cesse d’appartenir à l’instant, le sel des heures se dilue, et dans l’agonie du passé qui toujours commence, l’avenir se lève et se met à courir. Le vent bat la fenêtre d’un rameau décharné de glycine ; le regard effrayé de l’enfant erre sur une carte de géographie.) Il n’était pas dépourvu d’intelligence, sans doute disait-on qu’il « apprenait vite » ; et, avec le bon sens lucide et intimidé des paysans de jadis qui rapportaient les hiérarchies intellectuelles aux hiérarchies sociales, mes aïeux, sur de vagues indices, élaborèrent pour rendre compte de ces qualités incongrues chez un enfant de sa condition une fiction plus conforme à ce qu’ils tenaient pour le vrai : Dufourneau devint le fils naturel d’un hobereau local, et tout rentra dans l’ordre.
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J'ignore le nom de la banlieue chic d'où une nuit, l'hiver, je m'enfuis ou fut chassé d'un atelier sous les combles d'un pavillon modern' style: des stucs ricanaient dans les buis froids, des faunes, des gueules ouvertes sous la lune; j'insultais quelqu'un; mes mains écorchées cherchaient des grilles, des blessures, des issues. La marche ni le gel ne me dégrisèrent : ruines de ma conscience alors dévastée et du souvenir qui aujourd'hui s'éclipse, je revois l'eau de plomb du canal Saint-Martin, un sinistre bistrot de la Bastille, et sous les néons a giorno la défection de visages promis à la nuit. Les grands trains besogneux sur les poutrelles tremblantes firent se lever l'aube; un peuple de spectres accablés et très doux arrivait des banlieues, le jour sur ses talons: j'étais quai d'Austerlitz, je ne partais pas.
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A Mourioux dans mes premiers âges, il arrivait lorsque j'étais malade ou seulement inquiet, que ma grand-mère pour me divertir allât chercher les Trésors. J'appelais ainsi deux boîtes de fer-blanc naïvement peintes et cabossées qui avaient jadis contenu des biscuits, mais qui recelaient alors de tout autres nourritures : ce qu'en tirait ma grand-mère, c'était des objets dits précieux et leur histoire, de ces bijoux transmis qui sont mémoires aux petites gens. Des généalogies compliquées pendaient avec des breloques aux chaînettes de cuivre ; des montres étaient arrêtées sur l'heure d'un ancêtre ; parmi des anecdotes courant sur les grains d'un chapelet, des pièces portaient, avec le profil d'un roi, le récit d'un don et le nom manant du donateur. Le mythe inépuisable authentifiait son gage limité ; le gage luisait faiblement au creux de la main d'Elise, dans son tablier noir, améthyste ébréchée ou bague sans chaton ; le mythe que déversait benoîtement sa bouche suppléait le chaton des bagues et épurait l'eau des pierres, prodiguait toute la joaillerie verbale qui éclate dans les étranges noms propres des aïeux, dans la centième variante d'une histoire qu'on connaît, dans les motifs obscurs des mariages, des morts.
Au fond d'une de ces boîtes, pour moi, pour Elise, pour nos secrètes palabres, il y avait la relique des Peluchet.
(Vie d'Antoine Peluchet)
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Il lisait des livres. Il fronçait ce faisant son front de petite brute, serrait les mâchoires et avait une moue dégoûtée, comme si un haut-le-coeur permanent et nécessaire le liait sans recours à la page qu'il haïssait peut-être, mais amoureusement décortiquait, comme un libertin dix-huitième dépèce membre à membre une victime encore, avec méticulosité mais sans goût et rien que pour dépecer. Il persistait dans cette écoeurante besogne bien au-delà des heures d'étude, jusqu'au réfectoire et dans la cour de récréation où, stoïque, pelotonné dans les racines d'un marronnier, dans le coin bruyant d'un préau, il s'abîmait dans le quelconque Quo vadis ou autre péplum de bibliothèque verte, qui le torturait.
(Vies des frères Bakroot)
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