75 pages de souffrance avant d'arriver dans un récit acceptable…
Moi je vous le dis :
Légationville est une lecture qui se mérite ! Préparez vos notes et votre bouée de secours, vous allez être catapultés en eaux profondes sans qu'on fasse mine de vous apprendre à nager.
Cinquante fois pendant le début du récit, je me suis exclamée : « M'enfin Monsieur Miéville ! C'est pas une façon de traiter son lectorat ! » Trois ou quatre fois, j'étais à deux doigts d'abandonner ma lecture. Mais je ne voulais pas céder si facilement. Même si je ne comprenais rien, je sentais que le récit était très qualitatif (et puis, la chronique de Musardise m'avait encouragée à continuer. Merci à elle, sinon je serais passée à côté de cette oeuvre !).
Ce roman est ce qu'on pourrait appeler de la hard HARD SF. Il se passe sur une planète très isolée sur laquelle vivent des extraterrestres (les Ariékans, aussi appelés Hôtes) ainsi qu'une colonie humaine, installée là pour faire du commerce. La coloc' se passe très bien (trop bien pour être réaliste, même) malgré quelques difficultés communicationnelles : si la Langue des Hôtes est facile à apprendre, eux ne peuvent concevoir le mensonge, et les seules personnes capables de communiquer avec eux sont des êtres fabriqués appelés Légats. Mais l'équilibre fragile de ces communautés est bouleversé le jour où un Légat hors normes arrive sur Ariéka.
Vous l'avez déjà compris : le défaut principal de ce roman est son illisibilité. Avice, la narratrice, évoque son histoire comme si on vivait dans la même société qu'elle et ne s'embarrasse pas de nous en donner les codes. Mais même en acceptant de ne pas tout comprendre, certaines descriptions étaient tellement difficiles à concevoir que je ne savais pas du tout à quoi pouvait bien ressembler les scènes que je lisais. Car l'histoire se passe dans un futur si lointain que la Terre (Terra, comme ils disent) est pour eux ce qu'est pour nous la mythologie babylonienne : une vague légende lointaine. L'humanité a colonisé nombre de planètes, fondant l'empire Bremen – empire auquel la fameuse colonie d'Ariéka est affiliée.
China Miéville décrit des choses que j'étais incapable de concevoir sans explication précise – ce qu'il ne nous donne pas en temps et en heure, ce serait trop facile.
Généralement, j'apprécie de ne pas être infantilisée par les auteurs. Je n'ai pas peur de me heurter à une histoire complexe qu'on découvre au fur et à mesure. Mais là, je dois avouer que le niveau était particulièrement difficile !
Par-dessus le marché, il y a moult mots inconnus et non-expliqués dans le récit. Certains ont un sens qui se laisse deviner : on vous parlera de vaisseaux sublux (avec une petite pointe de dédain pour ces carcasses qui se trainent), de mariage nonex, de plat et de trid, de giciel, de parents-de-garde, de vespcam, d'exots (extraterrestres)… Mais il y en a eu d'autres ou j'ai dû attendre d'avoir franchi le cap des fameuses 75 pages avant de pouvoir me faire ne serait-ce qu'une idée !
(D'ailleurs, révoltée que je suis, je propose un petit lexique en fin de chronique, ainsi qu'une explication des scènes qui m'étaient parfaitement obscures en début de roman.)
Mais c'est pas encore fini ! Une autre notion vous posera problème : celle du temps. Il n'est plus mesuré en années ; mais en heures, kiloheures et mégaheures – logique, dans un futur où l'humanité habite quantité de planètes avec des révolutions différentes. Il n'est donc pas rare de croiser des réflexions du genre : « ces enfants ne sont qu'à quelques milliers d'heures de la puberté », « voilà plusieurs kh (kiloheures) que la situation n'a pas évolué », « le voyage avait duré presque un mh ». Au début, je refaisais systématiquement les calculs, dont j'oubliais les résultats en quelques minutes. Et puis au bout de la cinquième fois, j'ai craqué. Dans un élan d'énergie, j'ai gribouillé un tableau de correspondance directement sur la page de garde du roman. (Chose que je n'envisagerais JAMAIS de faire habituellement.)
Vous serez donc heureux d'apprendre qu'une année terrestre contient 8760 heures, que 1000 heures correspondent à 41,66 jours, et qu'une vie humaine comprend en moyenne 745 110 heures (avec une base de 85 ans).
Mais après ça, c'est bon : vous êtes tranquilles.
Et donc, que se passe-t-il une fois qu'on a surmonté toutes ces épreuves ?
Outre ces défauts, c'était une lecture riche de notions et de thématiques. On y parle de premier contact, de langage, de société, d'addiction, du bien commun, etc. Il faut savoir que
China Miéville est docteur en ethnologie, et cela se sent un peu à la lecture : il explore les moindres facettes de ses hypothèses, et le fait intelligemment, sans alourdir le récit. Il n'aborde celles-ci que de manière occasionnelle, au travers d'un personnage passionné (Scile pour tout ce qui touche au langage), renseigné (Ehrsul pour tout ce qui a trait à la société légationvilloise et à ses potins), intelligent (Avice analyse les choses en prenant du recul, en tachant de rester objective). le récit n'est donc pas saturé de réflexions ; celles-ci sont distillées et aiguisent même notre appétit.
Le contexte était un gros plus, pour moi :
Légationville est une colonie aux moeurs très exotiques. Les enfants ne sont pas élevés par leurs géniteurs, mais par des parents-de-garde – des adultes dévoués à cette tâche. L'idée qu'on puisse avoir un lien génétique avec ceux qui nous élèvent choque même profondément Avice. Les Hôtes et les Légats sont très respectés, se moquer de l'un d'eux est tabou, sacrilège. Il est dit qu'à l'arrivée des humains, il y a eu quelques temps de grabuge, quelques affrontements, mais les choses se sont très vite tassées entre les deux races. La colonie d'Ariéka a développé une culture propre qui la distingue de l'empire auquel elle est supposée appartenir et cela créé certaines tensions dans les hautes sphères de la société. Jeux de pouvoir, luttes d'influence, mensonges, tromperies, trahisons : rien ne nous sera épargné !
J'ai apprécié Avice, et c'est rare pour un protagoniste féminin écrit par un homme. Mais Avice est quelqu'un de très universel : elle aime l'action, les sensations fortes, a fui son patelin paumé dès qu'elle a pu, tombe amoureuse, mais jamais de manière trop mièvre, collectionne les conquêtes, analyse, prend du recul, sait prendre les bonnes décisions… Elle n'est pas définie par sa féminité, mais par son humanité, et j'ai trouvé cela très appréciable.
Elle n'est pas la seule. Tous les personnages étaient intéressants : que ce soit Scile et sa surprenante évolution, CalVin, que les épisodes sur le passé d'Avice permettent de mieux connaître, Ehrsul, l'intelligence artificielle au programme mystérieux, et même les Hôtes : que comprennent-ils ? Se rendent-ils compte que les humains sont des êtres pensants ou croient-ils que ce sont des demi-êtres au service des Légats ? Comment perçoivent-ils le monde, eux dont la Langue est si proche du réel qu'elle ne leur autorise pas le moindre écart ? Comment ont-ils évolué pour être si différents ?
La construction du récit m'a plu. Les chapitres sont courts (heureusement !), et alternent entre un "auparavant" et un "après". Mais les deux timelines finissent par se rejoindre autour d'un événement très particulier dont je ne dirai rien tant que je n'aurai pas de cookies.
Avec tout ça, je n'ai même pas vraiment évoqué les événements qui justifient l'écriture de ce livre ! Mais je n'en parlerai pas, de peur de vous gâcher la surprise…
En somme,
Légationville est un roman riche et passionnant une fois qu'on a franchi les écueils du début. Des personnages complexes, des thématiques intelligemment menées, et un univers foisonnant. Il y a seulement quelques longueurs regrettables.
Et pour finir, ma définition très personnelle des notions qui m'ont compliqué la tâche : hors, immer, miab, gazer. (Très personnelle parce qu'il n'y a PAS de définition de ces mots, mais je peux exprimer ce que j'en ai compris.) :
- L'hors désigne tout simplement l'espace ;
- L'immer est une sorte de dimension parallèle que les vaisseaux empruntent pour aller plus vite et dans laquelle les distances ne correspondent pas à celle de l'univers « classique ». Comme en mer, il y a des zones très navigables et d'autres beaucoup plus dangereuses ;
- Les miabs sont des sortes de navettes biomécaniques qui font la liaison entre les vaisseaux de passage et la planète Ariéka ;
- Gazer est un terme spécifique aux immerseurs (ceux qui font partie de l'équipage d'un vaisseau allant dans l'immer) et il signifie peu ou prou « traîner, flâner, perdre du temps ».
De même, deux moments de l'enfance d'Avice m'étaient obscurs, impossibles à représenter. La première est le moment où elle s'amuse, avec d'autres enfants, à aller le plus loin possible en terrain Hôte. Il faut savoir que l'air d'Ariéka n'est pas compatible avec les humains, et que ceux-ci ont recours au souffle éoli pour générer un air respirable. Pas de dôme, pas de frontière nette entre les deux atmosphères – ce qui permet aux enfants de retenir leur respiration et de jouer à aller le plus loin possible, n'ayant à franchir qu'une zone de vents violents. L'air humain étant respirable par les Hôtes, cela permet à ceux-ci d'aller et venir à leur convenance.
Je me rappelle aussi de ce miab étrange qui arrive en ville, épuisé, tremblant… Ce qu'on comprend être une machine est décrit avec des tendons et de la chair, et lorsqu'elle s'ouvre en deux d'épuisement, elle aspire la matière autour d'elle… Mais, ouf, heureusement que cela s'est passé en ville ! Si cela c'était produit à un endroit où il n'y avait personne, cela aurait été bien plus dangereux ! (Ce qui m'était complètement incompréhensible...)
C'est un des quatre moments où j'ai failli abandonner. Il faut savoir que les Hôtes maîtrisent parfaitement la biotechnologie. La façon dont ils procèdent n'est jamais expliquée, mais leurs machines, leurs batteries, et même leurs maisons et leurs armes sont bel et bien vivantes. Quant à l'explosion… Hormis l'auteur, qui sait ?
J'espère que cette chronique a pu aider les lecteurs en début de roman ou tenter ceux qui hésitaient à se lancer. Clairement, je pense que je ferai l'unanimité en déclarant que ça manque cruellement d'un lexique !