En 600 pages, six histoires se déroulant sur plusieurs siècles se succèdent. Chacune pourrait être lue indépendamment des autres, tant l'auteur manie à la perfection les différents styles littéraires. Les intrigues, les personnages ont une valeur en eux-mêmes.
Cependant ce sont les échos entre elles qui révèlent le message philosophique du livre. La construction peut dérouter mais semble moins complexe que celle de l'adaptation cinématographique (que je n'ai pas encore vue) : cinq histoires sont scindées en deux, les premières parties se suivant dans un ordre chronologique. Au sommet du livre, l'histoire centrale est narrée dans son entier, puis les secondes parties des autres épisodes se succèdent de nouveau, cette fois dans un ordre antéchronologique. Cette construction en miroir permet de tisser des liens, explicites ou ténus, entre les protagonistes et leurs destinées.
Les histoires
1. Journal de la traversée du Pacifique d'Adam Ewing
Au XIXe siècle nous suivons les aventures néozélandaises et le voyage maritime d'Adam Ewing, homme de loi américain. Ce dernier, sous la coupe du douteux Dr Goose, voit croître son hypocondrie. Sur les îles Chatham, il apprend comment le pays a été colonisé, d'abord par les Maoris, peuple ayant décimé les pacifiques Morioris, puis par les Européens. Ewing se trouve obligé de protéger un esclave indigène, descendant des Morioris.
Le style soutenu reflète l'élocution d'un homme bourgeois de l'époque. Nous sommes en présence d'un journal de bord proche du roman d'aventures.
2. Lettres de Zedelghem
Dans les années 1930, un jeune Anglais arriviste, Robert Frobisher, s'introduit auprès d'un compositeur sur le déclin. Adopté par le vieil homme, il retranscrit sa musique. En même temps, il séduit son épouse et le dépouille de ses biens. Mais il se trouvera lui-même pris sous la coupe de son hôte. Frobisher raconte tout cela à son ami et amant Rufus Sixsmith. L'auteur suit ici la forme du roman épistolaire.
3. Demi-vies, la première enquête de Luisa Rey
Dans la Californie des années 70, une journaliste tente de mettre au jour un scandale industriel et financier autour d'une centrale nucléaire. Fait d'espionnage, de dossiers secrets, de meurtres sordides et de poursuites haletantes, cet épisode nerveux est construit comme un thriller.
4. L'épouvantable calvaire de Timothy Cavendish
Nous sommes de nouveau en Angleterre, à l'aube du XXIe siècle. Timothy Cavendish est un éditeur vieillissant. Il parvient à s'enrichir sur un fait-divers glauque, le meurtre commis par l'un de ses auteurs. Bientôt poursuivi par les frères de ce dernier, Cavendish se retrouve contre son gré enfermé dans une maison de retraite. Tout cela est narré par le personnage principal avec beaucoup d'ironie et d'humour noir.
5. L'oraison de Sonmi-451
Dans un futur relativement proche, le monde est devenu une dystopie dans laquelle l'argent et les gènes purs sont rois, dans laquelle Orwell et Huxley (et sans doute Bradbury également, bien que la référence n'apparaisse que dans le nom du personnage) sont des auteurs "utopistes".
La Corée domine la planète et son "Juche" impose une loi implacable. La consommation contrôle les humains, les objets ne sont plus nommés que par des marques.
Sonmi-451 est une clone destinée, comme tous ses frères, à une fonction précise (en l'occurence serveuse). Mais douée d'une conscience et d'une culture hors du commun, elle devient un objet d'étude pour étudiants frivoles avant d'être prise en main par l'Union, groupe terroriste. Sonmi se prend à souhaiter un bouleversement de l'ordre établi mais sera arrêtée dans un final particulièrement cynique.
Son ultime oraison est recueillie par un archiviste, historien du régime.
Nous sommes ici dans un univers de science-fiction et anticipation, empruntant aux auteurs cités plus haut mais aussi à des références plus récentes comme Matrix.
6. La croisée d'Sloosha et tout c'qu'a suivi
Après la Chute des civilisations, dans un futur apocalyptique, l'humanité est revenue au stade de la Préhistoire. Zachry vit à Hawaii avec sa famille, dans un monde de superstitions et de lutte contre les tribus voisines. Un jour, accoste sur l'île un navire de Prescients, seule communauté à garder en mémoire quelques infimes traces du passé. Une femme, Méronyme, se propose de rester six mois dans le village de Zachry dans un but ethnologique, beaucoup plus tragique en réalité.
Des fils explicites apparaissent entre les histoires. Ainsi, l'on retrouve des personnages de l'une à l'autre et à travers les époques, les héros connaissent l'un des épisodes narrés plus haut : Frobisher se passionne pour le manuscrit d'Ewing, son ami Rufus est un physicien qui oeuvrera aux côtés de Luisa Rey, l'histoire de la jeune femme fait l'objet d'un roman lu par Cavendish et ce dernier est le héros d'un film vu par Sonmi. Enfin, la clone devient la déesse des humains retournés à la sauvagerie primitive.
On assiste là à une mise en abyme, de livres (ou films) dans le livre, structure reprenant celle de la matriochka, plusieurs fois mentionnée dans le roman.
D'autres éléments reviennent peu à peu tout au long du roman et tissent la trame commune de ces histoires.
La
Cartographie des nuages est d'abord un morceau à six voix, un sextuor, composé par Frobisher. Luisa Rey l'écoutera. L'expression même de "
cartographie des nuages" revient dans la bouche de certains personnages, comme une réflexion sur la vie et les âmes.
De plus, nombre de situations se répètent comme des phrases musicales : traversée de villes par les personnages et prise de conscience de l'environnement, rapports entretenus avec le même type de caractères (médecin malveillant, famille absente, prêtre ou gourou d'une communauté) etc. L'intérêt du roman tient aussi en la découverte de ces répétitions.
Si les époques sont différentes, en apparence, les unes des autres, l'espace est en revanche le même : les côtes du Pacifique reviennent fréquemment (Nouvelle-Zélande, Californie, Asie) ainsi que l'île d'Hawaii tout comme la vieille Europe et un autre espace insulaire, l'Angleterre.
Enfin, une mystérieuse tache de naissance en forme de comète orne le cou des personnages à travers les siècles, incitant à s'interroger sur les liens entre eux.
L'interprétation métaphysique de la réincarnation des âmes se fait jour peu à peu, elle est explicitée dans l'épisode centrale, Zachry y croyant fermement : "les âmes traversent les âges comme les nuages traversent les ciels, pis leur forme, leur couleur et leur taille ont beau changer, ça reste des nuages, et c'est pareil pour les âmes" (p. 404)
Toutes ces répétitions, la solitude de ces personnages luttant contre un ordre, le sextuor de Frobisher et les nombreuses impressions de déjà-vu ou les pressentiments tendent à aller dans ce sens.
Le roman mettrait en scène toujours le même protagoniste. le film ferait apparemment davantage de liens, mettant en scène ces réincarnations pour l'ensemble des personnages, pas seulement les héros, notamment en attribuant plusieurs rôles à un même acteur. Cela est moins clair dans le roman, même si quelques indices tendent à prouver que ce sont les mêmes âmes qui se côtoient au fil des siècles.
La
Cartographie des nuages est une véritable réflexion sur l'humanité, sa nature et son devenir. le dernier épisode est très didactique à ce sujet, un peu trop peut-être.
Il apparaît que l'Homme vise en permanence à assouvir sa soif de domination, à asservir dans la destruction et la violence. Comme un leitmotiv, ces relations reviennent : Européens et indigènes, Maoris et Morioris, hommes et femmes, sang-purs et clones, continents entre eux, ethnies entre elles, vieux et jeunes. Des renversements s'opèrent parfois : ainsi l'Asie prendra le pouvoir face à des Américains boat-people et les Prescients du futur sont noirs. Mais sans cesse les plus faibles sont renversés, au nom de doctrines racistes, d'un pseudo ordre naturel ou d'intérêts politico-financiers.
David Mitchell reprend des éléments historiques (colonies, guerres mondiales, Guerre Froide), parfois de façon cryptée, comme la mise à mort industrielle des clones destinés à devenir du savon, référence évidente aux camps de concentration.
Les relations personnelles sont la plupart du temps également corrompues et soumises à l'intérêt égoïste de chacun.
L'environnement, l'animal sont eux aussi victimes de l'Homme.
La vérité ne semble pas exister face aux croyances et aux dogmes construits, réinventés pour être imposés. Si la lutte peut émaner de consciences individuelles (incarnées par les six personnages), elle paraît vouée à l'échec tant le pouvoir, l'esclavage et la manipulation des masses prévalent. L'Histoire passée n'est qu'une interprétation a posteriori, le futur une projection.
L'humanité ne court pas à sa perte nous dit l'auteur, car elle y est déjà, elle s'y est toujours complu, à cause de sa nature.
La
Cartographie des nuages,
David Mitchell, 2007, Editions de l'Olivier (traduit par
Manuel Berri). Version originale : Cloud Atlas, 2004
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