On ne peut pas penser à Londres et à l'Angleterre victorienne sans être assailli à coups sûr par toute une série d'images d'Epinal: les toiles de Rossetti,
Sherlock Holmes et le docteur Watson réfugiés à Baker Street, les bals de Victoria, le thé servi à cinq heures dans une théière d'argent, les romans de
Charles Dickens, les grandes filatures, les poèmes de Tennyson, le carillon de
Big Ben, Peter Pan, la crasse et la misère des quartiers populaires... et Jack l'éventreur.
Le fait divers est sordide, glaçant, sanglant et c'est peut-être pour cela qu'il fit couler tant d'encre, qu'il fascina des générations qu'il subjugue encore. Ambivalence de l'âme humaine et fascination du pire qui érigent un criminel en légende.
Comme beaucoup, il y a quelqu'un chose qui me happe dans cette histoire, le mystère qui y plane encore y est pour beaucoup. C'est attirant les énigmes non résolues. L'identité de Jack l'éventreur, c'est un peu comme celle de l'homme au masque de fer où des archives du Vatican: ça agace, ça turlupine, ça intéresse et ça fait peur, mais de cette peur qui confine à la terreur de fiction, celle qu'on recherche et qu'on savoure parce qu'il suffit de refermer le livre ou d'éteindre la télévision pour s'en extraire.
Je me souviens avoir adoré "From Hell". La mise en scène des frères Hugues, le montage, la bande originale de Trevor Jones: tout concourait à faire de ce film un monument d'angoisse et de malaise, de peur, de frissons (mais frissonner aux côtés de Johnny Depp... c'est plus un plaisir qu'une douleur!).
Par la suite, je m'étais plongée dans le roman graphique -qui m'avait déçue- et dans les théories, de la plus sobre à la plus abracadabrantesque-, qui prétendaient résoudre l'énigme du tueur en série le plus connu de tous les temps, au gré de différents ouvrages, romans ou reportages, sans y trouver mon compte.
En effet, je suis convaincue, d'une part, qu'on ne peut qu'être déçu quand, englué par la part romanesque de l'affaire, on nous propose des solutions parce que, quoiqu'on en dise, la réalité ne peut pas être à la hauteur du fantasme que deviennent les faits au fil du temps.
D'autre part, quand on prend conscience que derrière le parfum de soufre dort une véritable histoire et de vrais fantômes, on ne peut pas non plus se satisfaire des thèses les plus séduisantes qui ne tiennent pas, pas vraiment, à la lumière des éléments rationnels.
J'ai donc laissé tomber Jack l'éventreur, à peu près au moment où les choix de Johnny Depp en matière de cinéma m'ont moins convaincue (sans rancune Johnny, je t'aime encore).
Toutefois, à la lisière du troisième confinement, je me suis sentie en mal de XIX° siècle, de brumes londoniennes, d'énigmes et de frissons. C'est ainsi que "Retour à Whitechapel" a trouvé le chemin de ma bibliothèque pour mon plus grand plaisir.
1941. Londres est sous les bombes. Amelia Pritlowe est infirmière au London Hospital. Cette femme solitaire vient de perdre son père. Avant de mourir, ce dernier à écrit une dernière lettre à sa fille, missive dans laquelle il lui révèle que sa mère n'était pas celle qu'elle croyait et emportée par la maladie mais Mary Jane Kelly, la dernière victime de Jack l'éventreur. D'abord sous le choc, Mrs. Pritlowe, mue autant par le chagrin que par un ardent sentiment de vengeance, décide de mener son enquête pour percer le mystère de l'identité du boucher de Whitechapel. Pour ce faire, elle rejoint même l'un des cercles de ripperologues les plus sélects.
Dans ce récit où se croisent enquête policière et quête des origines,
Michel Moatti livre sa propre version de l'épopée de Whitechapel dans un roman exigeant et érudit.
La narration alterne entre 1941 avec des passages du journal dans lequel Amelia consigne ses recherches et ses sentiments et 1888 où l'on retrouve des extraits des témoignages des témoins de l'époque, des comptes-rendus d'enquête. Il en ressort un ouvrage fouillé, intelligent, cohérent et qui prend le contre-pied des From Hell et consort en déboulonnant définitivement l'image d'un Jack dandy élégant et presque romantique. Troublant de crédibilité.
Fait d'autant plus appréciable,
Michel Moatti rend aux victimes, malmenées et incomprises à l'époque par des policiers pour qui les prostituées n'étaient que fange et lie, figures humaines avec toute la compassion qui leur est due. Dans cette optique, il prend également le temps de planter le décor qui à la lumière de ses recherches se déploie, dont on comprend toute l'importance dans l'affaire des meurtres de Jack l'éventreur: Londres, capitale aux deux visages où se côtoient sans vraiment se rencontrer le confort et la lumière des quartiers rupins et les taudis, la violence et la misère des districts de l'est de la cité. A cet égard, la dénonciation des conditions de vie des allumettières dans l'incipit du roman est particulièrement éclairante. Finalement, Moatti n'est pas loin de proposer une relecture sociale de l'affaire et on ne peut que l'en féliciter et saluer la pertinence de son raisonnement entre deux nausées et trois cris de terreurs.
Au delà de proposer une solution possible à l'énigme, il rachète donc ce Londres là et ses acteurs. Il était temps!
Et donner un visage à Jack, qui ne soit ni royal, ni aristocrate, quand même quoi: bravo!
"Retour à Whitechapel" se révèle donc un excellent roman d'atmosphère, captivant, sombre, très bien mené; un thriller historique passionnant et auquel la quête d'Amelia donne ce rien d'émotion qui manque au style, un peu froid, de l'auteur.
Si seulement Abberline...