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Critique de michfred


– du grec, ô Ciel! du grec! Il sait du grec, ma soeur!
– Ah, ma nièce, du grec!– du grec! quelle douceur!
Quoi, Monsieur sait du grec? Ah permettez, de grâce
Que pour l'amour du grec, Monsieur, on vous embrasse.

C'était un tel régal de revoir la célèbre pièce de Molière, hier, à la Porte Saint Martin, dans la belle mise en scène de Catherine Hiegel, et surtout avec de tels acteurs ( Jaoui, Buyle, et surtout Bacri), que je ne peux résister au plaisir d'en parler, même si chacun connaît la pièce par coeur !

Une bonne mise en scène, c'est toujours une redécouverte du texte et, pour la première fois, j'ai trouvé à ces Femmes savantes une ambiguïté réjouissante, une complexité insoupçonnée et une éclatante modernité!

Trois femmes savantes, Philaminte, Bélise et Armande, font la pluie et le beau temps chez le pauvre Chrysale, "bon bourgeois"complètement dépassé par l' invasion de livres, de planches anatomiques, de lunettes braquées sur le ciel, et par la présence obsédante, jour et nuit, de deux "beaux esprits" , Trissotin, un poète précieux, et Vadius, un helléniste distingué, qui viennent éclairer de leurs lumières sa femme, sa belle-soeur, et sa fille aînée …quand lui voudrait un peu de paix et de calme- et rêverait de reprendre un peu d'autorité sur sa maisonnée.

Face à la dictature de la pensée en effervescence, il existe bien une certaine résistance mais elle manque de concertation, d'organisation : celle de Chrysale, bien sûr, - mais qu'il est faible et timoré devant sa femme ! , celle de Martine, la bonne, une « âme villageoise », qui a les pieds sur terre - mais les savantes l'ont chassée du logis pour offense à la grammaire ! – celle d'Henriette, la fille cadette, et de son Clitandre, ancien amant malheureux de la soeur aînée, - mais que peuvent ces amants contre la tyrannie d'une mère et la jalousie d'une soeur ?- et celle, enfin , d'Ariste, le frère de Chrysale, qui regarde d'un oeil extérieur et dubitatif les faibles efforts de son frère pour imposer sa volonté dans son ménage saisi de folie...

Qui sont-elles donc, ces trois savantes qui agitent la maisonnée et y font la loi ?

Trois pédantes, une version upgradée des Précieuses ridicules ?

Trois féministes dans un monde d'hommes qui veut qu'une femme ait la bague au doigt, le verbe timide, l'oeil à son ménage et la main à tourner le potage?

La connaissance leur sert bien différemment à toutes trois.

Philaminte est certainement la plus cultivée, celle chez qui la culture est la plus intériorisée, la plus sincère…mais aussi la plus implacable : chez cette femme mariée, admirée et crainte de son mari et de ses filles, - un « vrai dragon » du foyer dit Chrysale- , la culture est devenue outil de pouvoir, instrument de domination. Chez cette étrange disciple des Grecs et de la philosophie, chez cette scientifique curieuse des plus récentes découvertes, pas le moindre souci pédagogique, pas le moindre sens du débat, pas le plus petit doute…elle assène les vérités comme des ukases et ses ordres ne sont jamais ni motivés ni argumentés.Elle va même jusqu'à affirmer des absurdités avec un aplomb total: "J'ai vu distinctement des hommes dans la lune." Elle se ferme sur son savoir et s'y barricade, comme si elle avait peur de s'affaiblir en entrant en dialogue avec ceux qui ne pensent pas comme elle. Elle est dans le contrôle permanent des autres et d'elle-même, distante, auto-centrée, hors d'atteinte. Agnès Jaoui excelle dans ce rôle: elle y est d'une politesse glacée, ironique, inflexible.

Bélise est une vieille fille un peu nympho à qui les romans ont tourné la tête : chaque homme, pour elle, est un admirateur secret, un amant muet. Son savoir est un miroir aux alouettes. Mais elle a, pour le partager, une inépuisable patience pédagogique : ses connaissances, elle les expose avec la même force que Philaminte en fait son domaine réservé. Dans la mise en scène de Hiégel, elle trippe en permanence, ravie, extatique, à fond dans le fantasme…Formidable interprétation d'Evelyne Buyle !

Quant à la jeune Armande, la culture est l'écran qui la protège du monde dangereux de l'amour et des hommes. Elle les tient à distance derrière une froideur faite de peur et de frustration. La mise en scène de Catherine Hiégel en fait une hystérique qui s'évanouit à chaque fois que le réel la serre de trop près.

Protection contre le sexe, instrument de pouvoir, fantasme de jeunesse …voilà trois fonctions inattendues du savoir féminin , correspondant à trois âges de la femme bien distincts : la jeunesse, la maturité, la vieillesse…

L'éducation des filles est observée par Molière comme une expérience scientifique!

Dans cet étrange aquarium, entre deux eaux, naviguent des poissons inquiétants : Trissotin et son « ami » Vadius, l'helléniste, auteurs de pacotille et vrais escrocs, si infatués de leur prétendu talent qu'ils en exploseraient presque, comme des baudruches. Chacun peut voir les ridicules et la bêtise de ces versificateurs de deux sous, leur vanité n'a d'égale que leur immense nullité. Mais nos trois savantes, malgré toute leur science, sont aveugles.. Elles sont flattées que de tels hommes fassent d'elles les arbitres de leurs talents…

Nouveau mirage qui prend le féminisme au piège d'un machisme mal grimé…

Molière s'était réservé le rôle du timoré Chrysale, et c'est Jean-Pierre Bacri, notre ronchon, notre atrabilaire national qui, contre toute attente, campe, dans la mise en scène de la Porte Saint Martin, ce mari soumis, ce chef de famille détrôné. Il donne au personnage une amabilité, une bonhommie un peu pataude qui atténue sa pusillanimité- on l'oublie presque, on l'excuse-, il a pour la vieille Martine qu'il baise sans arrêt sur le front, la tendresse d'un grand fils pour sa vieille nounou. Quant à la relation avec sa femme, il met une sorte d'attendrissement à ne la point heurter de front qui fait penser qu'il l'aime trop pour la contrecarrer et ménage la fragilité qu'il sent derrière sa carapace de certitude.
Bref, il donne une épaisseur si humaine au personnage de Chrysale qu'on est presque surpris quand tout à coup, une brève révolte fait revenir sur scène le Bacri râleur de Cuisine et dépendances, que nous connaissons bien !

Tant de virtuosité et de brio servent à merveille le mystère de la pièce : qui est ici visé ?

La facilité serait de dire que Molière, un peu macho, un peu réac, nous montre avec Henriette une femme selon son coeur, naturelle, docile, aimante, bien décidée à faire une bonne épouse et rétive à cette science ostentatoire qui caractérise les autres femmes de sa maison. Une bonne petite femme d'intérieur, pas une bas-bleu.

Mais Chrysale et même Henriette se défendent bien mal, leurs arguments sont sans portée- leur démission enlève toute force à leurs thèses conservatrices - quant à Martine, au dernier acte, elle se montre un avocat nettement plus convaincant…mais c'est une simple bonne, et bien rustique...elle n'a pas le culot d'une Dorine!. Personne ne sort réellement les femmes savantes de leur savoir enragé, de leur émancipation illusoire: Il faut une double duperie pour ouvrir enfin les yeux de Philaminte,mais elle est aussitôt persuadée que c'est elle qui sauve par sa clairvoyance la famille du désastre…

Entre les excès des unes et les frilosités des autres, la pièce ne choisit pas : les femmes savantes restent dans l'illusion de leur compétence, et les traditionalistes dans celle de leur bon droit. Il faudra attendre encore quelques siècles pour que les points de vue se rapprochent…un peu.

Pas facile d'être une femme savante dans un XVIIème siècle qui voit l'émancipation intellectuelle des femmes comme une menace..Le féministe XVIIIème verra progresser leur statut..mais que de patience encore avant de leur reconnaître le droit d'étudier, de choisir, de décider de leur vie…

C'est ce que semble nous dire la mise en scène subtile de Catherine Hiégel dans la scène finale qui laisse les trois savantes entre elles, blotties les unes près des autres, comme des oiseaux fragiles et chantant, à trois voix, dans la pénombre qui lentement retombe sur elles…
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