Le titre du roman est un jeu de mots : Moreira – autre jeu de mots, en latin ? –, le personnage principal, journaliste de presse écrite chevronné, s'est spécialisé dans les "nécros", ces articles retraçant la vie d'une figure connue que les journaux publient dans les jours suivant son décès et dont la longueur est grosso modo proportionnelle à la notoriété du défunt. À vrai dire il y a deux personnages principaux dans ce livre, et le second est justement un "mort à venir", Charles-Élie Sirmont, ancien ministre très engagé dans l'action humanitaire, qui vient de publier ses Mémoires. D'une lecture attentive de ceux-ci et à l'issue d'un entretien avec le grand homme, Moreira conclut que Sirmont passe bien rapidement sur certaines périodes de sa vie. Derrière cette discrétion un ou plusieurs secrets possiblement inavouables pourraient-ils se tapir ? Moreira en est persuadé, et il n'aura de cesse, durant de longs mois, de les découvrir, interrogeant sans relâche confrères et personnalités piochées dans son carnet d'adresses ou le leur. Pendant ce temps, la mort rôde et, peu à peu, se rapproche de Sirmont.
Mêlant fiction et réalité, célébrités authentiques et patronymes inventés, l'auteur (lui-même journaliste et puisant à coup sûr dans ses propres souvenirs) dispense, au bout du compte, une leçon, très éloignée du cours magistral, sur l'histoire politique, diplomatique, militaire de la France au dernier tiers du XXe siècle essentiellement. Truffé d'anecdotes invérifiables mais sans doute en partie véridiques, écrit dans un style impeccable, ménageant le suspense jusqu'au bout et nous offrant en prime une chute ironiquement inattendue, ce livre, pour peu qu'on soit intéressé par le sujet, est un régal.
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Moreira se retrouva sur l’esplanade des Invalides abasourdi. Charles Sirmont était très fort. Il avait l’habitude des journalistes, maniait à la perfection l’art de les nourrir en leur apportant anecdotes et petites phrases prêtes à servir. Ensuite il en faisait ce qu’il voulait. Ce type d’interview était à la fois une aubaine et une calamité. Moreira ouvrit la chemise en carton que lui avait donné l’attaché de presse. Elle contenait deux photos : la première représentait Sirmont dans un décor de jungle, cravate impeccablement nouée, cigare aux lèvres, au pied d’un arbre gigantesque.
Idéale pour un sujet titré : « Un baroudeur en politique ». Sur la seconde, on le voyait en conversation avec Lech Walesa. Pas le syndicaliste de 1981 maigrelet dans sa pauvre veste marron, celui des années 90, ayant forci, le teint brique, devenu président de la Pologne. Sur la photo, Walesa souriait à Sirmont. Ils paraissaient liés par la complicité. Celle-là, c’était pour l’article intitulé « Au risque de la liberté ».
Son livre de chevet : Lord Jim. Sa phrase préférée avait été, à la demande de la rédaction, écrite par ses soins et suivie d’un autographe : « Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger. Blaise Pascal. »
Sur la page de gauche, Sirmont avait rédigé un texte intitulé : « Le courage est un combat de l’homme debout ».
Moreira le lut d’un bout à l’autre : « J’ai connu Élias dans les Forces libanaises. Il servait comme officier. Il était beaucoup plus jeune que moi et pourtant son visage avait la gravité des hommes qui ont vu beaucoup d’horreurs et pris des décisions qui peuvent peser sur la vie des autres. À l’adolescence, au lieu de connaître l’insouciance, Élias avait assisté à l’irruption des Druzes dans son village ; il me l’a raconté, ceux-ci avaient ouvert le feu sans sommation sur les habitants. Le lendemain, Élias avait pris les armes, pour défendre sa maison, sa mère veuve, l’idée qu’il se faisait de son pays. Il avait eu le triste privilège d’entrer le premier dans un hôpital mis à sac quelques heures plus tôt où les blessés avaient été achevés en rafales, où les infirmières et les médecins qui n’avaient pas pu s’enfuir avaient été abattus comme des bêtes. Élias me disait qu’en ce temps-là il ne se souvenait pas d’avoir connu la peur. Il était dans l’action. Cela l’occupait jour et nuit. Lors de ses rares permissions, il rejoignait sa fiancée. Dans les bras de Jeannette, se changeait-il seulement les idées, ou lisait-il dans ses beaux yeux bleus l’effroi de la femme qui redoute de perdre l’homme qu’elle aime ?
Etienne de Montety - La grande épreuve