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Michel Arnaud (Traducteur)
EAN : 9782070315017
960 pages
Gallimard (22/04/2004)
4.15/5   384 notes
Résumé :
En ltalie d'abord, où il provoqua un vrai débat national, puis dans tous les autres pays du monde où il fut traduit, le livre d'Elsa Morante fut immédiatement accueilli comme une des œuvres majeures du XX° siècle : un pendant de "Guerre et Paix".
Dans ce roman, conçu et rédigé en trois ans (entre 1971 et 1974), Elsa Morante désirait exprimer son expérience personnelle de la vie « à l'intérieur de l'Histoire », dans un langage qui fût universel et accessible à... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (48) Voir plus Ajouter une critique
4,15

sur 384 notes
Ô mon Dieu ! Ca c'est un grand livre à la papa écrit par la mama ! J'entends un livre-monde, où l'auteure se sent en capacité de traiter L Histoire et l'histoire, narratrice omnisciente, politique, sentiments, grands événements et petits riens, l'univers entier dans un vaste ballet macabre, celui de la seconde guerre mondiale, encore, toujours, comme le reflet de la grande tragédie humaine.
Et waouh ! Comme c'est beau et déchirant ! Comme les personnages sont marquants, inoubliables sans doute.
Nous sommes en Italie, en l'an de grâce 1941..Une si charmante année à passer en Europe...Ida, trente-sept ans, veuve terne, timide, pas très futée, et dotée d'un fils flamboyant de treize ans, Antonio, Nino, Ninarrieddu, se fait violer par un soldat allemand perdu dans Rome. de ce crime naît Giuseppe, dit Uzeppe, petite créature extraordinaire aux mystérieux yeux bleus, innocents, fait pour la joie. Ces trois personnages bouleversants sont accompagnés de Blitz, le chien de Ninarriedu. D'abord, la guerre semble épargner l'Italie, malgré le fascisme omniprésent, puis, peu à peu, l'horreur s'installe. D'autres joueurs entrent en scène, Carlo Vivaldi, les amis de Nino, Bella, Rossella, Maria...J'en oublie, mais la guerre, elle, ne les oublie pas. J'ai mêlé les animaux aux humains, comme le fait Elsa Morante, rassemblant tous les faibles et toutes les victimes dans une même énergie désespérée à vivre.
940 pages qui ne se résument pas, mais qui ne passent rien sous silence, de toute la violence innommable qui est faite à toute créature. Uzeppe en est le centre, il reçoit tout en plein coeur, innocent comme au premier jour.
Il n'y a que dix-neuf critiques à ce très grand livre. Mais comme Morante rime avec Ferrante, et que les deux Italiennes assurent un maximum, j'espère qu'Elsa, l'aînée, trouvera beaucoup de lectrices et de lecteurs qui ne seraient pas aller vers elle sans la lecture des oeuvres de la cadette, Elena.
Vraiment vraiment un grand roman !
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Il est rare que je m'offre le luxe d'une relecture, tant sont nombreux les livres à découvrir et rare le temps pour le faire, mais « la Storia » m'avait laissé une impression si profonde que je n'ai pas résisté à l'envie de la redécouvrir quelques vingt ans plus tard.

La « Storia » : c'est bien l'Histoire le sujet de ce texte magnifique, l'Histoire âpre et cruelle de l'éternelle domination des uns au profit des autres, de l'infini recommencement de la manipulation violente des faibles par les forts, mais aussi de la lutte acharnée, dérisoire et sublime des millions d'instincts de vie contre la pulsion de mort.

La storia dans cette « Storia » nous emmène plus précisément dans l'Italie de la seconde guerre mondiale où Ida, une veuve timorée, juive par sa mère, mal armée pour le monde brutal dans lequel elle se retrouve ballottée, mais dont l'instinct maternel surpuissant sera le moteur de son instinct de survie, donne naissance à la suite d'un viol par un soldat allemand à l'une des créatures les plus éclatantes de bonheur et de joie de vivre que la littérature nous ait offert, le petit Useppe. Ensemble, ils traverseront tant bien que mal les années de guerre, dont les horreurs finiront pourtant par s'imprégner irrémédiablement dans le regard immense, joyeux et innocent d'Useppe…

« Useppe ! Useppe ! » C'est ce cri récurrent dans le livre, ce cri apeuré de la protectrice Ida appelant son petit qui m'était resté dans la tête depuis toutes ces années et m'a donné envie de le rouvrir et de retrouver ces deux personnages inoubliables, tout poignant que soit le récit. Autour d'eux, le petit peuple de Rome vivace et endurant, Nino le fils aîné d'Ida, bouillonnant d'une jeunesse façonnée par la guerre et fou d'amour pour son petit frère, mais encore la figure lugubre et désespérée de David Segré, partisan, anarchiste, juif en rupture avec ses origines bourgeoises, tous apportent une chair juteuse et amère à la storia d'Ida et Useppe.

La « Storia » est un très grand livre, dont a d'ailleurs été tiré un beau film avec Claudia Cardinale, que je recommande à tous les amateurs d'histoire dans l'Histoire, n'ayant pas peur de regarder en face la mort se mêler à la luxuriance de la vie, ni de vider une boite de mouchoirs.
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Fascisme. Nazisme. Totalitarisme. Shoah. Tant qu'à y être, pourquoi pas aussi communisme. L'auteure aurait bien pu remonter le temps et écrire sur les guerres napoléoniennes, celles de religion, le régime des tsars jusqu'à l'empire des césars. Que des horreurs, tout ça ! Et du pareil au même. C'est ça qu'Elsa Morante a voulu nous raconter mais, évidemment, de l'extérieur, car sa protagoniste, Iduzza Ramundo, n'a pas fait la guerre. C'est la guerre qui est venue à elle. Ida n'est qu'une pauvre enseignante, native du sud de l'Italie et qui a suivi son mari dans la capitale, Rome. Il est mort assez tôt, lui laissant un enfant à sa charge, Nino, mais jeune femme s'était toujours bien débrouillée. Puis la Seconde Guerre mondiale a éclaté, entrainant l'Italie dans son sillon. Et Ida.

Dernier fait important que j'ai oublié de mentionner : Iduzza Ramundo est à moitié juive par sa mère. Vous me voyez venir?

La Storia est un roman coup de poing, une bombe littéraire, et je suis surpris qu'on n'en parle pas plus. Quoiqu'il en soi, il est découpé en fonction des années : 1941, 1942, 1943… Vous voyez. Chacun de ces découpages commence par une description des principaux évènements qui se sont produits en Italie, en Europe et dans le monde. Vous l'aurez compris, la guerre y occupe une grande place.

Le récit commence en 1941 alors qu'Ida est abordée par un soldat allemand en permission et elle se fait violer. Assez brutal comme entrée en matière mais, tout compte fait, assez approprié au propos de l'auteure. de cet acte nait un garçon qu'elle nomme Useppe. Ce petit être fragile sera sa nouvelle raison de vivre et elle passera le roman à le protéger, même jusqu'à son dernier ressort.

On suit le quotidien d'Ida à travers ces années folles. Au début de la guerre, Rome est un havre de paix, les troupes allemandes et italiennes ne font que passer pour se rendre en Afrique ou sur d'autres champs de bataille. Loin, très loin. Mais voilà que le front se déplace, les Alliés prennent position au sud de l'Italie, puis en dehors des murs de Rome. La situation devient précaire, les nazis ripostent en emenant les juifs, Ida a peur. Elle doit se réfugier dans des quartiers mal famés. Son fils Nino se lie avec des résistants italiens, aux idées révolutionnaires et socialistes, plus rien ne va plus. Même quand Rome est prise et que les combats se déplacent au nord, la situation ne s'améliore pas, on manque de tout, on crève de faim. Je vous fais grace des intrigues secondaires.

Quand la Seconde guerre mondiale se termine, on pourrait dire «Ouf, Ida et ses fils l'ont échappé belle!» Mais non, les horreurs continuent. Les Italiens s'entredéchirent, les paysans et les ouvriers agricoles en veulent aux propriétaires terriens, des assassinats se multiplient, la mafia s'en mêle, les socialistes veulent renverser le pouvoir, etc. Quelques rares survivants de la Shoah reviennent mais avec des histoires affreuses à raconter. Décidément, ce monde est terrible. Dans cet enchevêtrement de représailles de toutes sortes, Ida perd son fils ainé Nino. Sa vie ne sera jamais plus la même. D'autant plus que la prospérité n'est pas encore revenue, on vit toujours de rations, etc. Mais le pire reste à venir pour cette pauvre femme esseulée. J'ai été complètement retourné quand elle s'est mise à crier «Useppe ! Useppe!» J'ai surement fait un cauchemar ou deux à ce sujet...

Qu'est-ce qu'on doit retenir de la Storia ? L'Histoire peut n'être qu'un «interminable assassinat». Assez terrible, n'est-ce pas ? Mais certains diront qu'Elsa Morante a visé juste. D'autant plus que cette histoire aurait pu se passer en Allemagne, en Russie ou en Chine, le propos demeure : es innocents seront toujours les victimes. Moi, jl'ai trouvé ce roman profondément émouvant. À vous de juger, si vous vous sentez le courage d'affronter ce pavé de près de mille pages dans le format de poche.
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C'est à travers l'histoire (avec un petit h) d'Ida, qu'Elsa Morante nous emmène revisiter l'Histoire de l'Italie, et par là même l'Histoire de l'Europe, de la première moitié du vingtième siècle.

Ida est une petite institutrice, dont la mère était juive, et qui élève seule son fils. Mais Ida est surtout « restée, au fond, une fillette, car sa principale relation avec le monde avait toujours été et restait (consciemment ou pas) une soumission apeurée ». Un soir de janvier 1941, elle est victime d'un viol par un soldat allemand aviné. Un enfant naitra de cette relation, Useppe qu'Ida aimera d'emblée et pour qui elle nourrira les pires angoisses, en ces temps barbares de deuxième guerre mondiale. Des angoisses dignes d'une louve pour son petit, des angoisses viscérales, irrationnelles pour ce petit être si fragile et surtout, surtout, innocent.

Cette histoire, somme toute banale (je devrais écrire tristement banale), est l'occasion pour Elsa Morante de témoigner du climat politique de l'Italie durant les années 1930 à 1950. Tout est passé en revue, les courants anarchistes, les groupuscules fascistes et la fascination du peuple d'avant-guerre pour les pouvoirs forts, sur fond de pauvreté du Sud. Puis les lois raciales, la déportation des Juifs du ghetto de Rome et la résistance communiste et antifasciste (tiens, j'entends le refrain de Bella Ciao en sourdine). Et enfin l'énorme espoir, qui a accompagné la libération, vite effacé devant la monstruosité des bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki.

On devine une Elsa Morante désenchantée, déprimée, désespérée même. Elle dira elle-même : « Par ce livre, moi, qui suis née en un point d'horreur définitive (c'est-à-dire notre vingtième siècle) j'ai voulu laisser un témoignage documenté de mon expérience directe, la Deuxième Guerre mondiale, en l'exposant comme un échantillon extrême et sanglant de tout le corps historique millénaire. »

Un mot sur le style, maintenant … En toile de fond d'un tel roman, se pose la question de « comment écrire sur la Shoah quand on ne l'a pas vécue soi-même, quand on en a été que le témoin ou le dépositaire ? Où trouver les mots pour dire l'horreur ? Y a-t-il seulement des mots ? » Epineuses questions, je trouve. Je dirai même plus questions insolubles.

Elsa Morante choisit le ton neutre, au risque de passer pour indifférente. Elle fait aussi appel aux rêves qui assaillent Ida, rêves très « réalistes » dans le sens qu'ils ressemblent à nos propres rêves, parfois en noir et blanc, parfois sans aucun son. Puis Elsa montre Ida en proie à des voix imaginaires entendues par elle seule. le risque est bien sûr de faire passer Ida pour à moitié folle ou bien pire d'insinuer le doute quant à la véracité des camps de concentration, de la persécution des Juifs et autres races impures et êtres dégénérés (ce ne sont bien sûr pas mes mots, mais ceux de la propagande nazie).

Mais Morante manipule ces rêves, ces images, ces voix avec brio, avec infiniment de brio, de sorte que l'on comprend que cette façon d'écrire permet une infinie délicatesse, une distance respectueuse, un flou salutaire. Et aussi une certaine honnêteté intellectuelle, puisque l'auteure n'était pas directement présente. En plus, en utilisant les rêves, elle dote les images d'une force symbolique très puissante, et du coup donne bien une idée des événements terribles. Et nous, nous savons que la réalité était encore bien au-delà que les pires cauchemars d'Ida.

Elsa se devait aussi d'écrire dans cette Europe d'après-guerre, qui ne voulait pas savoir, où « les récits des Juifs ne ressemblaient pas à ceux des capitaines de navire ou d'Ulysse, le héros de retour dans son palais. Ils étaient des figures aussi spectrales que des nombres négatifs, en dessous de toute vision naturelle et incapables de susciter même la plus banale sympathie. Les gens voulaient les éliminer de leurs journées, comme dans les familles normales on élimine la présence des fous ou des morts. »

En conclusion, c'est une lecture difficile, nécessaire, indispensable. Bien loin d'une lecture de vacances. Lisez « la storia », en dépit de sa longueur (940 pages quand même), de certains passages fastidieux et de l'atmosphère assez plombante qui s'en dégage. Et n'oublions que nous aussi nous sommes les enfants de cette époque …

Et puis tout à la fin surgit une mince lueur d'espoir. Ce magnifique explicit, cet hommage masqué à Antonio Gramsci, philosophe italien, emprisonné par les fascistes dans la prison insalubre de Turi où il trouvera la mort : « Toutes les graines n'ont rien donné sauf une : je ne sais pas ce qu'elle peut être, mais c'est probablement une fleur et non une mauvaise herbe ».

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La Storia d'Elsa Morante correspond tout à fait à ce que l'on nomme en littérature une somme. Ce roman m'a époustouflée par son ampleur - c'est une grande fresque historique et sociale - sa diversité de genre, de ton, de style et sa variété dans les personnages et les thématiques abordées. Je ne suis pas une inconditionnelle ni des prix littéraires ni des classements (le roman fait partie des 100 meilleurs livres de tous les temps) mais il m'a vraiment marquée pour de multiples raisons.
J'ai été très impressionnée par la façon dont Elsa Morante s'est lancée dans la narration de cette période tumultueuse de l'histoire italienne, celle qui va de 1941 avec la montée du fascisme jusqu'en 1947, période de l'après-guerre. L'architecture du roman est solide et repose sur des rappels de faits historiques très précis, en ce qui concerne la collaboration des fascistes italiens avec les nazis, notamment en ce qui concerne la persécution et l'élimination des juifs d'Italie. Mais la force du récit vient de la plume de l'auteur et de sa capacité à créer chez sa lectrice ou son lecteur un mélange d'horreur et d'incompréhension face à la barbarie humaine, comme dans la scène où Ida, l'héroïne du roman va assister au départ d'un convoi de juifs romains pour Dachau. Une très grande scène pleine de bruit de fureur. le réalisme cru, la précision et en même temps l'emballement de l'écriture ne laisse pas d'échappatoire et nous traque jusqu'à l'insoutenable.
Mais la violence sociale ne cède en rien à la violence de la guerre. Elsa Morante nous donne à voir tout un panel du petit peuple de Rome victime d'une grande misère et pour lequel la guerre constitue en quelque sorte "une double peine" ! La description qu'elle fait de la tribu "des Mille" dans un refuge de fortune à Pietralata est jubilatoire. Tout ce beau monde vit dans une promiscuité à la fois joyeuse et désolante, car déjà en marge de la "bonne" société, ces hommes et ces femmes retrouvent dans un tel contexte des comportements où seuls les instincts primordiaux dominent...
C'est dans ce "cloaque" que se retrouve bien malgré elle notre héroïne, Ida institutrice de son état, avec son fils Useppe, né du viol perpétré par un soldat allemand. Ida est victime d'un triple héritage : génétique - sa mère a sombré dans la folie - identitaire - elle est à moitié juive par sa génitrice - social - elle vient de Calabre, région particulièrement dominée par le machisme. Mais c'est un personnage riche et surprenant car elle va être capable de transgresser avec une violence et une énergie vitale hors du commun les lois sociales lors qu'il s'agira de sauver Useppe de la faim qui sévit à Rome en 1944. Tout aussi riche et surprenant est le personnage de Useppe A la fois "enfant du placard" par certains aspects, il est présenté à d'autres moments comme une sorte de petit elfe joyeux qui s'émerveille de tout et communique avec la nature et les animaux de façon fort poétique.
Dernier point que j'ai trouvé remarquable c'est le traitement de la folie et de la mort toutes deux très présentes dans le roman. La folie est parfois présentée comme une alternative qui soulage, un refuge et comme la seule porte de sortie jouable lorsque la réalité devient invivable. Elle est, à d'autres moments, l'entrée dans le monde de "l'horreur muette" dans ce qu'elle a de plus insoutenable. Même richesse et même subtilité dans l'évocation de la mort, l'agonie ou les instants qui précèdent une exécution. On est confronté aux différentes facettes de la Camarde : moment extatique, de grand délire ou d'une souffrance sans nom...
Ma chronique pourrait évoquer bien d'autres points du roman au risque de vous fatiguer... Donc je ne peux que vous conseiller de le lire pour y découvrir d'autres pépites !
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critiques presse (1)
LeMonde
18 mai 2018
Une passionnante enquête sur l’auteure de « La Storia » (1912-1985), signée René de Ceccatty.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (98) Voir plus Ajouter une citation
Depuis quelque temps, de ses tournées quotidiennes de travailleuse, Vilma
ramenait au Ghetto des informations nouvelles et inouïes, auxquelles les
autres femmes refusaient de croire, y voyant des créations de son
imagination. Et, de fait, l’imagination travaillait toujours, tel un forçat, dans
le cerveau de Vilma ; mais dans la suite, certaines de ses imaginations
devaient se révéler bien en dessous de la vérité.
Vilma prétendait que la personne qui la renseignait ainsi était une nonne
(elle allait travailler, entre autres, dans un couvent...), ou bien une dame qui
écoutait en cachette certaines radios interdites, mais de laquelle on ne devait pas dire le nom. En tout cas, elle garantissait que ses informations étaient sûres ; et tous les jours, elle les répétait à la ronde d’une voix rauque et pressante, comme suppliant. Mais quand elle s’apercevait qu’on ne
l’écoutait pas ou qu’on ne la croyait pas, elle éclatait d’un rire plein
d’angoisse, semblable à une toux nerveuse. La seule peut-être qui l’écoutait
avec un terrible sérieux, c’était Iduzza, parce que, à ses yeux, Vilma,
d’aspect et de manières, ressemblait à une sorte de prophétesse.
Actuellement, dans ses messages aussi obsédants qu’inutiles, Vilma répétait
continuellement et avec insistance qu’il fallait mettre en sécurité au moins
les enfants, affirmant avoir appris en confidence de la bouche de sa
religieuse que dans l’histoire prochaine était marqué un nouveau massacre
pire que celui d’Hérode. À peine occupaient-ils un pays que, première
chose, les Allemands massaient d’un côté tous les Juifs sans exception,
après quoi ils les emmenaient hors des frontières, on ne savait où, « dans la
nuit et le brouillard ». La plupart mouraient en chemin ou s’écroulaient à
bout de forces. Et tous, morts et vivants, étaient jetés l’un sur l’autre dans
d’énormes fosses, que leurs parents ou leurs compagnons étaient forcés de
creuser en leur présence. Les seuls qu’on laissait survivre, étaient les
adultes les plus robustes, condamnés à travailler pour la guerre comme
esclaves. Et les enfants étaient tous massacrés, du premier au dernier, et
jetés dans les fosses communes le long de la route.
Un jour où Vilma tenait ces propos, il y avait là, outre Iduzza, une petite
femme âgée, modestement vêtue mais coiffée d’un chapeau. Et cette
femme, à la différence de la boutiquière, acquiesça avec gravité aux
lamentations démentes et rauques de Vilma. Et même (parlant à voix basse
par peur des espions), elle intervint, affirmant avoir personnellement appris
de la bouche d’un sous-officier de carabiniers, que, d’après la loi des
Allemands, les juifs étaient des poux et devaient tous être exterminés. À la
victoire certaine et maintenant proche de l’Axe, l’Italie aussi allait devenir
un territoire du Reich et être soumise à la même loi définitive. En haut de
Saint-Pierre, à la place de la croix chrétienne, ils allaient mettre la croix
gammée ; et les chrétiens baptisés eux-mêmes, pour ne pas être inscrits sur
la liste noire, devraient prouver que leur sang était aryen JUSQU’À LA
QUATRIÈME GÉNÉRATION !
Et ce n’était pas pour rien, ajouta-t-elle, que toute la jeunesse juive de
bonne famille, qui en avait les moyens, avait émigré d’Europe, les uns en
Amérique et d’autres en Australie, quand il en était encore temps. Mais
maintenant, avec les moyens ou sans les moyens, toutes les frontières
étaient fermées et il n’était plus temps.
« Ceux qui sont dedans y restent. Et ceux qui sont dehors, itou. »
À ces mots, de sa voix hésitante de contumace qui a peur de fournir des
indices, Iduzza se risqua à lui demander ce que signifiait exactement
jusqu’à la quatrième génération. Et la petite femme, avec une
condescendance de mathématicienne, et non sans préciser et insister quand cela lui semblait le cas, expliqua :
« que d’après la loi allemande les sangs se calculaient par têtes, par
fractions et par douzaines. Quatrième génération, ça veut dire : les arrière-
grands-parents. Et pour calculer les têtes, il suffit de compter les arrière-
grands-parents et les grands-parents, qui font au total :
« 8 arrière-grands-parents + 4 grands-parents = 12 têtes
« c’est-à-dire une douzaine.
« Or, dans cette douzaine de têtes, chaque tête, si elle est aryenne, vaut une
fraction aryenne : un point en faveur. Si, par contre, elle est juive, elle vaut
une fraction juive : un point contre. Et dans le calcul final le résultat doit
être comme minimum : deux tiers plus un ! Un tiers de douzaine = 4 ; deux
tiers = 8+1=9. La personne qui comparaît devant la justice doit présenter
comme minimum 9 fractions aryennes. Si elle en a moins, que ce soit même
une demi-fraction, elle est considérée de sang juif. »
Chez elle, quand elle fut seule, Ida se plongea dans un calcul compliqué. En
ce qui la concernait, à la vérité, la solution était simple : de père aryen et de
mère juive pure depuis de lointaines générations, elle ne possédait que six
fractions sur douze : donc résultat négatif. Mais le cas principal pour elle,
c’est-à-dire Nino, était plus compliqué, et elle avait beau faire et refaire le
compte, celui-ci s’embrouillait dans son cerveau. Elle se décida alors à
tracer sur une feuille de papier un arbre généalogique de Nino, où un J
distinguait les grands-parents et les arrière-grands-parents juifs, et un À
ceux qui étaient aryens (un X remplaçait les noms qui pour le moment
échappaient à sa mémoire) .Et cette fois le compte s’avéra pour elle propice.
Nino, fût-ce même de très peu, rentrait dans le bon score : neuf fractions sur douze têtes. Aryen !
Mais ce résultat ne pouvait suffire à la rassurer tout à fait, et cela même pas
en ce qui concernait son fils. Dans l’avenir comme dans le présent, les
termes réels de la loi restaient pour elle trop variables et obscurs. Elle se
rappela, par exemple, avoir entendu en Calabre un émigrant américain dire
que le sang noir l’emporte toujours sur le sang blanc. Il suffit d’une goutte
de sang noir chez un individu pour reconnaître qu’il n’est pas blanc mais un
croisement de nègre.
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1- Le mot fascisme est de frappe récente, mais il correspond à un système social de décrépitude préhistorique, absolument rudimentaire et, même, moins évolué que celui en usage chez les anthropoïdes (comme peut le confirmer quiconque a des notions de zoologie) ; 2- Ce système est fondé, en effet, sur la domination par la violence de ceux qui sont sans défense (peuples, classes ou individus) par ceux qui disposent des moyens d’exercer la violence ; 3- En réalité, depuis les origines primitives, universellement et tout au long de l’Histoire de l’humanité, il ne subsiste pas d’autre moyen que celui-ci. Récemment, on a donné le nom de fascisme ou de nazisme à certaines de ses manifestations extrêmes d’ignonomie, de démence et d’imbécillité, propres à la dégénérescence bourgeoise : mais le système en tant que tel est en activité toujours et partout (sous des apparences et des noms différents, voire contradictoires…), toujours et partout depuis le début de l’Histoire de l’humanité.
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«... car, en somme, l'Histoire toute entière est celle de fascisme plus ou moins larvé... dans la Grèce de Périclès... et dans la Rome des Césars et des Papes... et dans la steppe des Huns... et dans l'Empire aztèque... et dans l'Amérique des pionniers... et dans l'Italie du Risorgimento... et dans la Russie des Tsars et des Soviets... toujours et partout ceux qui sont libres et les esclaves... les riches et les pauvres... les acheteurs et ceux qui sont vendus... les supérieurs et les inférieurs... les chefs et le troupeau... Le système ne change jamais... il s'appelait religion, droit divin, gloire, honneur, esprit, avenir... rien que des pseudonymes... rien que des masques... Mais avec l'ère industrielle, certains masques ne tiennent plus... le système montre les dents, et tous les jours il imprime dans la chair des masses son vrai nom et son vrai titre... et ce n'est pas pour rien que, dans son vocabulaire, l'humanité est appelée MASSE, ce qui veut dire matière inerte... Et ainsi, nous y voilà maintenant... cette pauvre matière de servitude et de travail devient une masse à exterminer et à désintégrer... [...]»
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incipit :
Un jour de janvier de l'an 1941, un soldat allemand, jouissant d'un après-midi de liberté, se trouvait seul, en train de flâner dans le quartier de San Lorenzo, à Rome. Il était environ deux heures de l'après-midi, et à cette heure-là, comme d'habitude, peu d egens circulaient dans les rues. Aucun des passants, d'ailleurs, ne regardait le soldat, car les Allemands, bien que camarades des Italiens dans la présente guerre mondiale, n'étaient pas populaires dans certaines périphéries prolétaires. Et ce soldat ne se distinguait pas des autres de la même série : grand, blond, avec l'habituel comportement de fanatisme disciplinaire et avec, en particulier dans la position de son calot, une correspondante expression provocante.

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A cause de leur poids dérisoire et de leur aspect étrange, les gens les regardaient comme s'ils avaient été des caprices de la nature. Même ceux qui étaient grands avaient l'air petits, et ils marchaient, courbés, d'un pas long et mécanique, comme des marionnettes. A la place des joues, ils avaient des creux, beaucoup d'entre eux n'avaient plus de dents est sur leurs crânes rasés
un duvet plumeux , semblable à celui des bébés, s'était remis à pousser. Leurs oreilles saillaient de leurs visages émaciés, et dans leurs yeux enfoncés, noirs ou marron, ils ne semblaient pas refléter les images présentes autour d'eux, mais une sorte de ronde de figures hallucinatoires, comme une lanterne magique de formes absurdes tournant éternellement. Il est curieux que certains yeux conservent visiblement l'ombre de Dieu sait quelles images images, jadis imprimées, Dieu sait quand et où, dans leurs rétines, telle une écriture indélébile que les autres gens ne savent pas lire et souvent ne veulent pas lire. Ce dernier cas était celui qui se produisit en ce qui concernait les Juifs.
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Vidéo de Elsa Morante
« […] Jour après jour, Saba - de son vrai nom Umberto Poli (1883-1957) - compose le “livre d'heures“ d'un poète en situation de frontière, il scrute cette âme et ce coeurs singuliers qui, par leur tendresse autant que leur perversité, par la profondeur de leur angoisse, estiment pouvoir parler une langue exemplaire. […] […] Au secret du coeur, dans une nuit pétrie d'angoisse mais consolée par la valeur que le poète attribue à son tourment, cette poésie est une étreinte : à fleur de peau, de voix, une fois encore sentir la présence de l'autre, porteur d'une joie qu'on n'espérait plus. […] Jamais Saba n'avait été aussi proche de son modèle de toujours, Leopardi (1798-1837) ; jamais poèmes n'avaient avoué semblable dette à l'égard de l'Infini. le Triestin rejoint l'auteur des Canti dans une sorte d'intime immensité. […] […] Comme le souligne Elsa Morante (1912-1985), Saba est plutôt l'un des rares poètes qui, au prix d'une tension infinie, ait élevé la complexité du destin moderne à hauteur d'un chant limpide. Mais limpidité n'est pas édulcoration, et permet au lecteur de percevoir deux immensités : le dédale poétique, l'infinie compassion. » (Bernard Simeone, L'étreinte.)
« […] La première édition du Canzoniere, qui regroupe tous ses poèmes, est fort mal accueillie par la critique en 1921. […] Le Canzoniere est un des premiers livres que publie Einaudi après la guerre […] L'important prix Vareggio de poésie, obtenu en 1946, la haute reconnaissance du prix Etna-Taormina ou du prix de l'Accademia dei Lincei, ne peuvent toutefois tirer le poète d'une profonde solitude, à la fois voulue et subie : il songe au suicide, s'adonne à la drogue. En 1953, il commence la rédaction d'Ernesto, son unique roman, qui ne paraîtra, inachevé, qu'en 1975. […] »
0:00 - Titre 0:06 - Trieste 1:29 - le faubourg 5:27 - Lieu cher 5:57 - Une nuit 6:32 - Variations sur la rose 7:15 - Épigraphe 7:30 - Générique
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Référence bibliographique : Umberto Saba, du Canzoniere, choix traduit par Philippe et Bernard Simeone, Paris, Orphée/La Différence, 1992.
Image d'illustration : https://itinerari.comune.trieste.it/en/the-trieste-of-umberto-saba/
Bande sonore originale : Maarten Schellekens - Hesitation Hesitation by Maarten Schellekens is licensed under a Attribution-NonCommercial-NoDerivatives 4.0 International License.
Site : https://freemusicarchive.org/music/maarten-schellekens/soft-piano-and-guitar/hesitation/
#UmbertoSaba #Canzoniere #PoésieItalienne
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