Lucette: C'était pas la France que Louis aimait, et encore moins les Français. C'était le français. S'il était à ce point patriote c'était pour défendre la langue française. Il disait: "Si je n'avais pas été écrivain, je ne me serais jamais intéressé au sort de ces cons de Français." Seule son écriture le rattachait à son pays. Il le regrettait. Un peintre ou un musicien n'a pas de patrie, un écrivain si: c'est sa langue. Pour Louis, chaque Français était un mot.
On classe toujours les grands artistes dans la catégorie "génie" pour ne plus avoir à en parler, pour éviter de dire en quoi ils sont géniaux.
Pour lui, le cinéma, c'était les cinq premières minutes. Lucette n'a jamais pu voir un film en entier de son vivant, il a fallu qu'il meure pour qu'elle s'aperçoive qu'un long métrage, ça faisait plus de cing minutes! À peine commencé, le film lui tombait des yeux, Céline entraînait Lucette dehors: "J'ai compris."
Lucette: Les gens, je les excuse beaucoup parce que c'est pas de leur faute s'ils sont idiots ou méchants...
Qui est plus éloigné de l'écrivain que son lecteur? Baudelaire, pourtant expert en la matière, n'a jamais été plus hypocrite qu'en traitant son lecteur de "semblable". On écrit pour personne, et ce personne peut parfois porter la Majuscule.
Dans cette pièce, comme dans toute la maison, respirait un grand mépris pour tout ce qui n'était pas de l'ordre du désordre.
Donc un jour, on voit, vers midi, un joli jeune homme avec une cravate lavallière, blond aux yeux bleus, très très romantique, un genre Bernard-Henri-Lévy en blond ! Il entre et directement tend la main à Louis : « Je suis votre petit-fils. – Qu’est-ce que vous voulez faire ? dit Louis. – Je vais écrire… – Vous avez passé votre baccalauréat ? »
Très poliment, il dit non, non d’un air de dire ça n’a aucune importance… Et pour se donner une sorte de contenance (ça peut se comprendre), le gosse allume une longue pipe. Aussitôt, Louis se lève : « Rimbaud, la pipe ! » C’était fini. « Monsieur, vous reviendrez me voir quand vous aurez passé votre bachot. » J’ai proposé de lui faire une tasse de thé. Louis a hurlé : « Il boit rien ! » Le petit-fils est reparti, la pipe entre les jambes…
Lucette aimait toujours Céline .Elle lui survivait. Rendre sa vie agréable. Voilà à quoi s'employaient tous ses amis.Des moments vivants, Lucette n'en demandait pas plus.Vivre des moments vivants avec des gens vivants qui avaient ou n'avaient pas lu le mort immortel.Elle ne voulait rien vivre avec des morts vivants qui vivotent à travers les livres vivants d'un éternel !
( Folio, 2012, p.37 / 1ère édition Gallimard, 1995)
Les céliniens, Lucette les avait en horreur. Elle refusait de se joindre au culte que ces crétins malodorants portaient à Céline. Ils avaient beau l'assaillir de lettres, ou de coups de téléphone, leur fameuse "adoration" toujours à contresens, pour le grand écrivain "maudit" dont elle était la femme si "effacée" était ce qu'elle trouvait de pire sur cette terre.
Moi, je n'existe pas, et je n'aime pas qu'on me demande de parler de Céline. Je ne comprends toujours pas comment Marc-Edouard a réussi à écrire ce livre. Tout est vrai comme dans un roman. C'est entre la vie et le rêve. Ça me rappelle son portrait de Billie Holiday où on ne voyait pas la femme, on voyait l'âme.
Si tous les écrivains sont dangereux, Nabe ne l'est pas plus qu'un autre. Il danse sur les sentiments. C'est ça, son style.
Tout a été dit. Maintenant, la parole est à l'écriture.
LUCETTE DESTOUCHES