Art Spiegelman avait lu pour la première fois Gen d'Hiroshima un jour au cours duquel la fièvre l'avait cloué au lit. L'histoire lui avait semblé géniale. Plus tard, il avait voulu la relire pour avoir la confirmation que son appréciation dépendait bien du livre en lui-même, et non pas de l'état second dans lequel aurait pu le placer la fièvre. Conclusion : fièvre ou non, Gen d'Hiroshima est bien une lecture géniale.
Pour ma part, j'ai lu cette histoire dans mon enfance et je l'avais aussi trouvée exceptionnelle. Comme l'enfance et la fièvre sont, à peu de choses près, identiques, j'ai voulu la reprendre aujourd'hui pour avoir, comme
Art Spiegelman, la confirmation du talent de
Keiji Nakazawa.
Je retourne donc prudemment, volume par volume, dans la série Gen d'Hiroshima qui s'étend sur plus de 2000 pages au total. J'ai retrouvé le jeune garçon –personnage inspiré de
Keiji Nakazawa-, avant-dernier d'une famille composée de cinq enfants au cours de l'année charnière 1945, à Hiroshima. Ce premier volume expose au lecteur les conditions de vie quotidiennes au Japon en temps de guerre. La famille de Gen est étonnement moderne et semble guidée par le pacifisme du père, soutenue par l'approbation de la mère et prolongée par l'éducation des enfants. A cette période où chacun doit soutenir l'effort de guerre et où le sacrifice personnel prévaut au-delà de toute compromission individualiste voire familiale, le pacifisme revendiqué du père fait figure de provocation suicidaire. Autour de lui et de sa famille, les voisins, les instituteurs et les marchands forment un bloc de haine massive, lâche et sournoise. Les brimades injustes s'abattent sur les enfants, les champs sont pillés alors que la famine fait des ravages, et toute tentative de vivre dignement et légalement est rendue impossible par l'acharnement d'une population qui n'aime pas voir remettre en question ses convictions. Et pourtant, aucun membre de la famille ne reniera le pacifisme du père. Cette valeur leur permet de rayonner, quelle que soit la quantité de malheur qui leur parvient quotidiennement. Elle fédère les enfants et les parents envers et contre ceux qui défendent le plus ostentatoirement possible les valeurs de l'Empire.
Dans la description de ce quotidien, j'ai retrouvé avec plaisir les personnages au caractère bien affirmé de cette famille. Leur joie et leur bonne humeur alternent souvent avec leurs emportements colériques ou leurs impulsions démentes, comme le bonheur d'une vie de famille soudée est sans cesse remis en question par les conséquences du rejet social et de l'ostracisme dont elle fait l'objet. Hiroshima en 1945… Même si la bombe n'a pas encore été lâchée sur la capitale,
Keiji Nakazawa est impressionnant de sobriété et de courage. La force vitale qui émane de cette première partie du récit éclipse presque la suite inéluctable des évènements que nous connaissons pourtant. Mais dans les dernières pages de ce premier volume, la bombe finit malgré tout par s'abattre sur Hiroshima le 6 août 1945. le dessin, naïf et simpliste, s'enflamme et sert cette fois à représenter des corps dégoûlinants, flambés par la force de l'explosion.
La fièvre ni l'enfance ne permettent de justifier la force véhiculée par Gen et l'admiration que l'on est en droit d'éprouver pour
Keiji Nakazawa. Parce que cette histoire n'est pas seulement un récit historique, on a beau se souvenir de la suite des évènements, il apparaît indispensable de poursuivre la lecture de cette série pour le plaisir de côtoyer ses personnages et de se sentir amélioré par leur force et leur courage.
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