Le Paseo. Tout le petit peuple du soir est là. Les jeunes filles qui se donnent le bras et font semblant de ne pas voir qu'on les observe. Les couples, bras dessus, bras dessous. L'aveugle qui vend des billets de loterie. Le marchand de glaces. Autour du kiosque à musique on s'arrête un instant, puis on repart en direction opposée jusqu'au monument aux morts qui fait face à la gare. Et ainsi de suite. C'est la guerre des cotonnades à fleurs, des tresses impeccables, des enfants qui viennent de se blesser le genou en tombant. Les cris et les rires sont ici de même nature. Ils déchirent de la même manière. On se fait un signe. Ou bien, volontairement, on ne se fait pas signe. C'est la même chose. Le même bonsoir. Des femmes en noir, comme des taches, brisent le rythme multicolore des allées et venues. Deux mois de deuil pour un cousin, six mois pour un ascendant direct, un an pour un père ou une mère. Certaines femmes passent toute leur vie en noir. La robe alors est stricte et pudique. La fête est gaie, la fête est triste, c'est la fête toute l'année. A l'heure du Paseo, on mesure tout du regard. On sait qui est qui, qui devient quoi. Un petit monde clôturé se donne ainsi chaque jour les nouvelles du jour. Et la télévision ? Nous ne l'aurons jamais. La province est trop pauvre. Vous avez acheté un billet de loterie ? J'espère que vous ne gagnerez pas. Si vous gagnez, il y aura un mort dans votre famille.
Ils remontaient alors sur la dune et couraient vers la mer pour s'y baigner en criant des mots fous, rien que des mots qu'ils inventaient, un autre langage qui sans le savoir cachait un désir brut. Taouk. Bourrak. Que des mots avec des K. Des mots qui font "clic, clac, Kodak", disait Thadeo.
Et quand vous n'êtes plus là, pour m'écouter, à l'heure de la sieste, je crois pouvoir enfin vous dire ce que je ne peux pas formuler en votre présence. Toute expression de la vie est une affaire entre soi et soi. Et chaque jour, il me tarde de vous revoir, à l'heure du soir. Je me dis que je vais enfin savoir m'exprimer devant vous.
La lune presque pleine se lève tôt. Dans le ciel qui se nimbe, un rond presque parfait. "Comme une hostie", disent les gens du pays. "L'été sera chaud."
De l'inutilité d'attendre ce qui ne viendra pas. De l'extrême fragilité de la vie qui livre toujours ce que l'on n'attend plus.