Tout ce monde mêlé afflue d'un pas nonchalant vers la place Jam'a Lefna. On s'y rend avec des intentions différentes : ceux qui cherchent le divertissement s'attroupent autour des conteurs des Mille et une Nuits ou des pèlerins aux récits incroyables; il y a aussi les charmeurs de serpents, les montreurs de singes, les jongleurs, les illusionnistes aux mille tours, les baladins, les funambules, les équilibristes de Sidi H'mad ou Moussa.. Les malades, eux, vont consulter les herboristes, les exorciste, les déchiffreurs de songes, les diseuses de bonne aventure ou les arracheurs de dents. Ceux portés sur les questions de l'au-delà se ruent autour des interprètes zélés des Écritures, des faux oulémas ou des exégètes hérétiques, expulsés de l'ordre par leurs pairs.
Les hommes mariés préfèrent sortir seuls, ou accompagnés d'un ou deux amis intimes - histoire de tester, plus ou moins discrètement, leur pouvoir de séduction, ou plutôt ce qui en reste. On y croise aussi des ravissantes vierges en quête du prince charmant, des fraîches divorcées rêvant d'un nouveau prétendant, des jeunes veuves en mal d'amour, des vieilles esseulées, prêtes â accueillir sur leur sein n'importe quel mâle en rut, des vieux en mal de chair fraîche, des riches pédophiles à la recherche d'Adonis désargentés, des touristes européens de tous les âges et de toutes les tendances : des homos, des hétéros, des travestis, des sadomasochistes ou de simples curieux avides d'intimités exotiques.
Malheureusement, pour qu'un être humain se rende compte de tout cela, il faut toujours qu'il traverse une douloureuse épreuve, où une toute-puissance comme le Duce le prive de sa liberté, ne serait-ce qu'une heure. La liberté. On a beau expliquer certaines choses de la vie, seule l'expérience vécue nous les apprend réellement.
Au cours de ma vie, j'ai vu bien des gens se mettre subitement à parler de la sorte. Cela arrive toujours après une entrevue avec l'imam, ou avec un de ces missionnaires d'Allah qui sillonnent de long en large le pays pour, affirment-ils, y propager la vraie foi. Les hommes optent rapidement pour le style BCG (Barbe, Claquettes, Gandoura) et deviennent distants, taciturnes, froids, un peu mystérieux même. Les femmes s'emmitouflent dans des tissus épais, vastes et sombres. Les adeptes les plus fervents entreprennent un long périple, qui les conduit parfois jusqu'à Kaboul en passant par Islamabad. Rares sont ceux ou celles qui changent de cap après.
Lorsque j'étais encore élève à la medersa, je trouvais un immense plaisir dans ces foules compactes où les hommes se mêlent aux femmes, corps à corps, sans gêne. Cette confusion me permettait de pratiquer le smir- délectable jeu qui consiste à coller son bas-ventre aux fesses d'une promeneuse soigneusement repérée au préalable. Le smir se pratique dans toutes les cohues ou bousculades mixtes de la médina : le long de certaines ruelles trop exiguës, dans les souks archi-pleins, autour des halkas ou sur la plate-forme des autobus bondés.
La chronique de Gérard Collard - Mohamed Nedali