Henri Matisse - Les Papiers Découpés / Dessiner avec une Paire de Ciseaux

La danse des couleurs
Par Harry Bellet, le Monde, 10 décembre 2009

Les éditions Taschen vont remettre au goût du jour un meuble sans elles désuet, ou réservé aux églises, le lutrin. Elles produisent en effet des livres géants, aux formats délaissés depuis les premiers temps de l'imprimerie. Pas simples à consulter, donc, mais répondant à merveille à une devise de la maison, "rich books for poor times". A défaut d'un fort pupitre, on peut aussi utiliser une table basse. Est-ce à dire que leur dernier-né, consacré à Matisse, est un "coffee-table-book" de plus, un de ces ouvrages condamné à être vu plutôt que lu ? Ce serait dommage : Jazz est un album mythique, et jusqu'à maintenant difficile d'accès.
"Pauvres temps" aussi que ceux qui présidèrent à sa création. Henri Matisse (1869-1954) l'a en effet commencé durant les jours sombres de 1943. Pour nombre d'historiens de l'art, c'est cet exercice qui est à l'origine du dernier développement de son oeuvre, les papiers gouachés puis découpés, ultime cri de joie d'un peintre miraculeusement - selon les bonnes soeurs qui l'ont soigné - guéri d'une grave maladie. Pour Xavier-Gilles Néret, qui signe le deuxième volume de la présente édition, tout entier consacré à une étude fouillée du sujet, Jazz n'est qu'une étape dans un long voyage qui débute, selon lui, à Tahiti.
Matisse y séjourne en 1930. Il a 60 ans. Il ne s'agit pas, écrit Néret, d'un simple "déplacement" : il en a déjà vécu d'autres, en Angleterre, en Espagne, en Italie, au Maroc et jusqu'en Russie, mais bien d'un véritable "renouvellement". A Tahiti, écrit Matisse, "le paysage, avec ses couleurs franches, ardentes, m'éblouissait, m'aveuglait. Jadis, toujours incertain, je cherchais midi à quatorze heures... C'était si simple pourtant de peindre comme je voyais, de mettre sur ma toile, sans tant de calculs, un rouge, un bleu !"
A Tahiti, Matisse découvre aussi les "tifaifai", du verbe "tifai" qui, précise Néret, signifie rapiécer, raccommoder. Ce sont des draps sur lesquels sont cousus des motifs prélevés dans une autre cotonnade colorée. Une source possible des futurs papiers découpés. Il en est d'autres : La Danse, par exemple, cette grande décoration que Matisse exécute pour Merion, la demeure du docteur Barnes près de Philadelphie. Treize mètres de long, près de quatre mètres de haut. Pour en déterminer la composition, Matisse a recours à des papiers découpés, qu'il agence jusqu'à satisfaction. Un procédé qu'il utilise aussi ensuite lorsqu'il doit créer des affiches, ou illustrer des revues.
Dont Verve, jaillie de l'imagination d'un éditeur d'exception, Teriade. Matisse étant intervenu à plusieurs reprises dans cette revue, Teriade lui écrit, en août 1940 : "Je rêve d'un livre sur "la couleur de Matisse" qui contiendrait toutes vos pensées (...) et serait illustré de grandes planches..."
Après l'opération "miraculeuse" de son cancer en 1941, l'artiste commença son travail au début de 1943 avec le Clown et le Toboggan, qui sont respectivement devenus la première et la dernière planche du livre. C'est qu'à l'origine, le thème choisi était le cirque. Mais Matisse n'aimait guère les sujets imposés - en 1935, il avait ainsi illustré ulysses, de James Joyce, avec des guerriers grecs... Il glissa ainsi lentement vers le jazz dont il admirait, disait-il, "ce don d'improvisation, de vie, d'accord avec l'auditoire".
Matisse acheva ses vingt planches en 1946, et décida de les accompagner de textes de son cru, des notes calligraphiées au pinceau et à l'encre de Chine. "Découper à vif dans la couleur me rappelle la taille directe des sculpteurs. Ce livre a été conçu dans cet esprit", écrit-il ainsi aux folios 73 et 74, avant de préciser, page suivante : "Mes courbes ne sont pas folles"... en soulignant ces derniers mots. La phrase est d'ailleurs répétée au folio 84.
Pas folles, mais pas simples à restituer à l'impression. La maquette fut confiée au coloriste Edmond Vairel et à l'imprimeur Draeger Frères, qui utilisèrent la même marque de peinture que Matisse pour respecter au mieux les couleurs. le livre comprend 152 pages in-folio. Il fut tiré à 270 exemplaires, signés par l'artiste, et publié en septembre 1947. Matisse en fut déçu, le considérant comme "raté". Jusqu'à ce qu'il devienne un succès mondial, accueil qui lui fit reconsidérer sa position initiale. Aujourd'hui, il en passe parfois un exemplaire en vente. Dernier en date, chez Me Ader à Paris, le 12 juin, pour 5 300 euros. Alors, même si la version Taschen n'a pas la qualité d'impression de l'original, à 150 euros, on ne boudera pas son plaisir. Un livre riche, pour des temps pauvres.
Harry Bellet, le Monde, 10 décembre 2009
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