Basée à Moscou pendant une dizaine d'années, la journaliste
Anne Nivat n'a pas usurpé le prix
Albert-Londres qui lui a été décerné en 2000 pour ses articles sur la guerre de Tchétchénie ("
Chienne de guerre", Fayard). Car son oeuvre, déjà prolifique, s'inscrit dans la plus noble tradition du grand reportage : dans les endroits les plus reculés de la planète,
Anne Nivat nous fait partager le plaisir qu'elle prend à voyager, à la rencontre des gens, de leur façon de vivre et de penser. Son humilité, sa générosité contrastent agréablement avec les boursouflures égocentriques d'un
Bernard-Henri Lévy en Amérique.
Cette fois-ci, elle nous emmène en Asie centrale, principalement dans cette vallée de la Ferghana bizarrement découpée entre le Tadjikistan, le Kazakhstan et le Kirghizistan. Au fil de ses voyages, échelonnés entre 2003 et 2005, on découvre des populations abandonnées à une indépendance qu'elles ne voulaient pas dans des Etats auxquels elles ne s'identifient pas. A découvrir par exemple l'enclave ouzbèke de Sokh, en territoire kirghize, peuplée à 99 % de Tadjiks, on touche du doigt combien le découpage administratif de ces ex-Républiques soviétiques est lourd de rivalités communautaires.
Anne Nivat a sillonné les plaines puis les monts de l'Asie centrale. Elle ne nous donne pas une analyse politique ou sociologique de ces Etats, qu'on trouvera par exemple dans l'excellent ouvrage de
Marlène Laruelle et
Sébastien Peyrouse, "
Asie centrale, la dérive autoritaire. Cinq républiques entre héritage soviétique, dictature et islam" (CERI/Autrement, janvier 2006). Son ambition est ailleurs. Elle préfère se donner le temps d'aller à la rencontre des habitants et de nous livrer leurs témoignages. le risque est de ne pas obtenir une image « fidèle » de ces régions, mais plutôt le reflet des préoccupations de l'auteur : la condition des femmes, la montée de l'Islam, les violations des droits de l'homme. Mais comment ne pas s'attendrir au mariage de Mounotchotkhon et de Roustamtchon (sic) célébré dans la plus pure tradition tadjike ? Comment ne pas être séduit par Karakoul la jeune et jolie journaliste kirghize d'Anten-TV ? Comment ne pas admirer Saidjan, l'activiste ouzbek qui sera arrêté à Andijan quelques mois après son interview ?
Malgré le regard toujours bienveillant que
Anne Nivat porte sur ses interlocuteurs, son livre témoigne de l'écrasante pauvreté de ces populations reléguées aux confins du monde connu. Pauvreté économique de ces pays qui depuis la disparition de l'URSS ne bénéficient plus d'aucune solidarité fédérale et, par conséquent, ne cesse de regretter l'ère soviétique : « l'idéal, ç'aurait été que l'URSS continue d'exister, mais pas dans un système communiste » confie le chef d'un village dans la Pamir tadjik (p. 207). Mais plus préoccupante encore, pauvreté intellectuelle des plus pauvres comme des plus riches. Les premiers accèdent de moins en moins au système éducatif qu'aggrave la dérussification mise en oeuvre par des autorités en mal d'authenticité. La pauvreté intellectuelle des seconds n'est pas moins inquiétante :
Anne Nivat nous livre un description terrifiante de quelques nouveaux riches à Tachkent, dont la grossièreté n'a d'égale que le mauvais goût.
C'est au final cette régression sans issue qui inquiète le plus. Certes le fondamentalisme musulman progresse – auquel
Anne Nivat consacre la troisième et dernière partie de son ouvrage. Mais on comprend qu'il est minoritaire et médiocrement organisé. Il constitue tout au mieux la planche de salut de populations vouées au désespoir. Car c'est ce manque d'espoir qui est le plus poignant : quel espoir pourraient nourrir ces populations éloignées de tout, abandonnées de Moscou et du monde, confrontées à une géographie hostile et renvoyées à une histoire cruelle ?